Chapitre 3 : Maravilla - 12

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D'ailleurs, j'appris que Claudine et Blaise aussi ne devaient rester chez Bertrand que provisoirement, mais là aussi tout le monde avait oublié ce que « provisoirement » signifiait. Claudine était la fille de la petite sœur de Bertrand, et Blaise était son compagnon. Tous les deux avaient tout juste la vingtaine, donc ils étaient à peine plus âgés que moi. Et eux aussi avaient failli finir dans la rue, avant que Bertrand ne les accueille sous son toit. Car Blaise était orphelin, ses parents ayant été tués par des soldats allemands pendant la guerre, un peu à la façon dont j'avais perdu Tournesol. Quant à Claudine, ses parents l'avaient mise à la porte l'été dernier, lorsqu'elle leur avait annoncé son intention de vivre avec Blaise. Car ce dernier présentait un grave défaut aux yeux des parents de Claudine : il était communiste. Aussi, entre ses parents gaullistes et son compagnon communiste, Claudine avait choisi son compagnon communiste.

Puis tous les deux étaient venus s'installer chez Bertrand, le salaud de franquiste, qui était le seul qui avait accepté de les accueillir. Comme quoi, Germaine s'était peut-être trompée sur son compte, car c'était quelqu'un de très bien. Ou peut-être que si elle en disait du mal, c'était parce qu'elle était jalouse : les humains sont souvent comme ça.

Quoi qu'il en soit, pendant tout le temps que je passais avec eux, ces histoires de gaullistes, de communistes et de franquistes restèrent pour moi des histoires d'humains, impossibles à comprendre. Ce ne fut que plus tard, grâce à la télévision, que je pus y voir un peu plus clair.

Je me rendis également compte que pour les humains eux-mêmes, ces histoires étaient très compliquées, car il y avait parfois de mauvaises informations qui passaient à la télé sur ces choses-là. Ainsi, j'appris que les franquistes et les communistes s'étaient violemment affrontés, pourtant Bertrand et Blaise s'entendaient très bien. J'appris qu'aussi bien les franquistes que les communistes avaient commis des atrocités, mais j'imaginais mal de bons gars comme Bertrand et Blaise commettre ces choses-là. Et puis j'appris que les communistes étaient des gens qui avaient froid, avec des chapeaux gris et des chaussures à fermeture éclair ; une description qui ne s'appliquait absolument pas à Blaise, qui était le moins frileux d'entre nous, qui n'avait pas les moyens de s'acheter un chapeau, et qui portait bien plus souvent des charentaises que des chaussures.

Blaise ne travaillait pas ; il étudiait. Ce qui expliquait qu'il n'avait pas les moyens de s'acheter des chapeaux, probablement. Ce que Blaise étudiait, à la base, c'étaient des livres écrits par des gens qui avaient beaucoup réfléchi, comme Marx, Engels et Lénine. Des gens au sujet desquels j'entendis des choses très différentes au cours de ma vie : certains les vénéraient, d'autres les détestaient. Mais à mon avis, toutes ces histoires de franquistes, de gaullistes, de communistes – bref, de ce que les humains appelaient la politique – n'étaient au fond que des broutilles sans grande importance auxquelles ils auraient mieux fait de renoncer. Selon moi, le monde s'en porterait mieux. Est-ce que nous, les chiens, faisions de la politique ? Non. Nous préférions vivre ; vivre plutôt que de nous entretuer pour savoir qui avait raison, vivre en menant une vie de chien centrée sur l'essentiel plutôt que sur la recherche de ce qui était secondaire.

Blaise, donc, tenta à quelques reprises de me faire partager ses sujets de réflexion. Mais l'exploitation du prolétariat par la bourgeoisie, ou la lutte finale, ça ne m'inspirait pas grand-chose, du moment que j'avais ma ration quotidienne de nourriture et de gratouilles derrière les oreilles. D'ailleurs, Blaise lui-même cessa progressivement d'étudier tout cela. Car son nouvel objet d'étude, c'était moi.

— Tu es une chienne extraordinaire, me disait-il souvent. Parfois, on dirait presque que tu es humaine.

Si je n'avais rien contre le fait qu'il me dise que j'étais une chienne extraordinaire – après tout, une corgi qui s'approchait des 20 ans en étant en pleine forme, ça ne courrait pas les rues – je trouvais en revanche plus inquiétant qu'il me trouve un côté humain. Mais je supposais que ce n'était qu'une question de point de vue. Car, bien que je ne l'étudiais pas avec le même intérêt que lui m'étudiait – après tout, ce sont bien davantage les humains qui s'intéressent aux chiens que l'inverse – je devais quand même dire qu'il était le plus chien des humains que j'avais rencontré jusqu'à présent. En m'étudiant, c'était comme s'il essayait de prendre exemple sur moi, ou comme s'il essayait de devenir un bon chien. Et je vis là une belle occasion de lui apprendre plein de bonnes choses, en espérant qu'il aille ensuite prêcher la bonne parole auprès des siens. Car, après tout, s'il était capable d'enseigner la philosophie de Marx, Engels et Lénine, il devait bien être capable d'enseigner la philosophie de Maravilla, qui était autrement plus valable.

Une vie de chienneWhere stories live. Discover now