Chapitre 30

19 3 3
                                    

Mes doigts ne cessent de papillonner sur les rennes. Je suis incapable de me concentrer sur la route face à nous. Tout tourne en boucle, sans arrêt. Les images, les sons, les odeurs. Les lèvres de Sûm sur les miennes, ma peau contre celle de Kaylan, leurs regards qui croisent le mien sans que mon corps ne puisse faire un choix.
        Je n’ai jamais laissé mes émotions interférer avec mes actes et je sais désormais pourquoi. Au fond, tout est plus simple lorsqu’il s’agit uniquement de survie. Malheureusement, depuis que je suis au camp, le sentiment de sécurité qui m’étreint me pousse à faire tomber les barrières que je m’étais instaurées.
        Les émotions que je n’ai jamais appris à gérer prennent toute la place et il me faut apprendre à me préoccuper d’autres personnes que moi. Ou plutôt, réapprendre…
        Le pas lent de ma monture me berce et rien autour de moi ne me permet d’échapper à ces pensées trop intrusives. À ma gauche, Kaylan chevauche sans un mot. Je me surprends souvent à admirer sa facilité à s’accaparer le silence, comme s’il comblait à lui seul toute la place que l’absence de bruits laisse autour de nous.
        Quant à moi, le silence est tout ce que j’espère. Je prie souvent pour qu’il s’immisce dans ma tête, prenne toute la place, écrase ces idées qui me rongent la poitrine. Pourtant, une part de moi est effrayée à l’idée de ne plus avoir ces pensées si encombrantes, qui m’ont toujours suivie.
        Le silence m’effraie, voilà tout. Le silence qui pourrait intervenir à l’intérieur de moi, mais surtout le silence extérieur qui ne constitue aucune occupation assez intéressante pour diriger mes pensées sur autre chose.
        Comme s’il avait conscience de mes débats intérieurs, Kaylan prend la parole :
        — Il commence à faire sombre, nous devrions nous arrêter là pour la nuit.
        Je m’apprête à rétorquer que le but de notre mission n’a pas été atteint mais il m’arrête d’un geste.
        — L’eau attendra, le campement a assez de ressources pour tenir une semaine supplémentaire. Quant à nous, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre de précieuses heures de sommeil, pas si peu de temps avant les épreuves.
        Les entendre mentionnées m’arrache toujours un frisson d’angoisse, que je ne parviens pas à réfréner malgré tout le sang-froid dont Kaylan fait preuve. On dirait que rien de tout cela ne l’effraie, pourtant ses mères sont mortes lors de ces fameuses épreuves. Personnellement, je suis bien incapable de me retirer cette image de la tête.
        Kaylan met pied à terre, interrompant mes cogitations.
        — Nous allons nous établir ici jusqu’au lever du soleil, nous repartirons à l’aube.
        Je regarde autour de nous. Les dernières lueurs du jour dévoilent une vaste plaine qui s’étend à perte de vue. Où que porte mon regard, je ne distingue qu’un sol de terre fissuré et les rares brins d’herbes encore debout sont rongés par le soleil. Nous chevauchons sans discontinuer depuis le lever de l’astre et pourtant, nous n’avons aperçu aucun point d’eau, sinon une minuscule flaque où s’abreuvait une maigre biche.
        — Nous sommes à découvert.
        Protégée depuis des semaines par les enceintes et l’effervescence du camp, j’ai perdu l’habitude d’une liberté plus large et surtout, je me suis lovée dans cette sensation de sécurité dont l’absence me fait désormais frissonner. Toujours assise sur ma monture, Kaylan doit relever la tête pour s’adresser à moi.
        — Nos ennemis le seront aussi, s’ils sont assez stupides pour oser tenter quoi que ce soit contre nous.
        Un léger sourire naît sur mes lèvres, que je ne cherche pas à refréner. L’idée de pouvoir enfin prendre ma revanche sur les bandits qui s’en sont pris à nous dans la forêt des mois plus tôt ne cesse de me tarauder depuis que j’ai appris à me battre.
        Plutôt que de s’occuper de détacher nos bagages pour monter la tente, Kaylan s’avance vers moi et me tend la main. Surprise, je hausse un sourcil interrogateur dans sa direction.
        — Je sais que vous n’avez pas besoin de moi. Vous n’êtes pas obligée d’accepter ma main.
        Sans un mot, je fais glisser mes deux jambes de son côté et glisse ma main dans la sienne. Il a raison, je n’ai pas besoin de lui. Cependant, j’en ai envie.
        Je me laisse glisser au bord de la selle, prête à sauter, mais c’est sans compter sur mon pied qui se prend dans l’étrier. Avec habilité, Kaylan me réceptionne, enroulant son autre main autour de ma taille pour me coller contre lui et m’empêcher de tomber.
        Au moment où nos regards se croisent, mon souffle se coupe sans que je n’y puisse rien et j’ai la sensation que les battements de mon cœur échappent à mon contrôle. Kaylan, en revanche, sans doute n’ayant aucune idée de mon corps qui s’affole, se contente de me poser à terre et s’écarte de moi pour détacher nos bagages des montures.
        Si je ne me fiais qu’à mes yeux, je jurerais que Kaylan est aussi insensible à cette scène que son attitude le laisse paraître. Cependant, j’ai pertinemment senti notre lien pulser et tirer dans sa direction, ce qui me laisse penser qu’il n’est pas aussi serein que ce qu’il veut me faire croire.
        Sans ajouter un mot, et tandis qu’il commence à installer la tente, je m’occupe de nos chevaux et les encorde à l’un des piquets de la tente, n’ayant aucun autre endroit où les attacher à proximité. L’aura désertique du lieu fait vraiment froid dans le dos quand on y pense, car je suis presque certaine que cette région était encore luxuriante il y a plusieurs mois. Malheureusement, comme pour beaucoup d’autres espaces, le soleil et la chaleur étouffante ont tout rongé.
        Lorsque je pénètre dans notre abri pour la nuit, Kaylan m’adresse un léger coup d’œil et me tend de quoi manger. Chevaucher toute la journée me demande plus d’énergie que je ne le pensais et être toujours aux aguets, à l’affut du moindre indice indiquant la présence d’une source d’eau, n’aide pas. Être sans arrêt sur le qui-vive demande une énergie immense.
        — Merci.
        Je m’assois à même le sol de terre et étend mes jambes dans l’idée d’apaiser mes muscles douloureux. Je mange en alternant bouchées et coups d’œil vers Kaylan. Assis en tailleur face à moi, il se sustente en silence, le regard rivé au sol. Je me demande à quoi il pense en ce moment même.
        Son corps semble moins le faire souffrir que le mien. J’imagine qu’avoir suivi des entrainements depuis son plus jeune âge a habitué son corps à beaucoup de choses dont le mien n’a même pas conscience. Est-ce la même chose pour l’esprit ? Est-ce qu’à force de vivre en devant porter attention à chaque détail, chaque infime changement dans le paysage, on finit par le faire de façon automatique ?
        Alors que je l’observe depuis plusieurs secondes, cherchant des réponses à mes questions sur les traits fermés de son visage, Kaylan relève la tête vers moi. Je m’apprête à esquiver son regard mais il retient mon attention d’une phrase :
        — Vous finirez par vous habituer.
        J’ignore à quoi il fait allusion. M’habituer à quoi ? Quelque part, je me demande si ce n’est pas l’exacte question à laquelle il veut m’amener à réfléchir : à quoi ai-je envie de m’habituer ? Et au contraire, à quoi refuse-je de m’habituer ?
        — Qu’est-ce que ça fait de grandir en sécurité ?
        La question, à peine formulée dans mon esprit, m’a échappée. Lentement, Kaylan dépose le contenant de son repas à terre. Il prend quelques secondes pour réfléchir à ma question et répond :
        — Vous êtes bien placée pour savoir que nous ne sommes jamais vraiment en sécurité nulle part.
        C’est vrai. Même dans les endroits où l’on devrait l’être, au contact de personnes supposées nous aimer.
        — Le sentiment de sécurité est un ressenti qui a tendance à faire preuve de fourberie. Il peut nous pousser à prendre de mauvaises décisions, à se croire surprotéger quand rien ne l’incite. C’est un sentiment qu’il faut apprendre à maîtriser, comme les autres. Il a ses bons et mauvais côtés. Il ne doit pas vous faire fermer les yeux et marcher dans le noir. Les traitres sont partout, il ne faut pas l’oublier. Cependant, il est aussi la preuve irréfutable d’un lien qui se tisse, que ce soit avec une personne ou un lieu.
        D’un mouvement, il se redresse et déplie ses jambes, puis se penche et déroule d’un geste vif le fin morceau de tissu qui lui sert de lit.
        — Mes deux mères m’ont enseigné à ne pas faire de la confiance une arme trop facile à retourner dans mon dos. Notre monde est régi par de nombreuses lois dont nous n’avons aucune conscience et sur lesquelles nous n’avons aucune prise. Il ne faut pas laisser le sentiment de sécurité nous emprisonner et nous laisser croire que nous sommes au-dessus de ces lois. La sécurité est une entrave à la liberté comme une autre, on a simplement tendance à l’oublier.

~~~
Hey !
Qu'as-tu pensé de ce chapitre ? 😊 Pour ma part, c'est une scène qui me plaît beaucoup ! Aaliyah y évoque ses craintes et ses doutes, qui contrastent avec l'apparente sérénité de Kaylan. Pourtant, ce sont ses réponses à lui que je préfère, toujours si bien formulées.

"La sécurité est une entrave à la liberté comme une autre, on a simplement tendance à l’oublier."

Bon weekend 😘

Corps à CoeurDonde viven las historias. Descúbrelo ahora