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    Le train qui nous ramène à la maison ronronne entre nous. Fabio, étalé contre la vitre, me dévisage avec pitié et je lui renvoie la pareille. Il est livide. Je ne comprends même par comment on peut finir aussi mal en n'ayant bu que des bières. Et même, quelle idée farfelue de vouloir soi-même se mettre dans un tel état ? Je ne comprendrais jamais ce gars.

Sur la tablette du train, mon téléphone me met au défi. Ouvrir Insta à nouveau, ne pas ouvrir Insta à nouveau, telle est la question. Typique d'un gosse de la génération Z. Des angoisses que nos vieux parents ne connaîtront jamais.

— Ça va te briser le cœur, me fait remarquer Fabio. T'as déjà l'air mal portante, si on peut éviter les urgences.

Ses biscoteaux se contractent puis s'étirent pour saisir mon portable avant même que je n'ai le temps d'engager un mouvement pour le devancer. L'objet roule entre ses doigts et il le fourre dans sa poche.

— Tu m'emmerdes, je lâche.

— C'est pour ton bien.

— Je n'ai pas besoin de toi.

Fabio ricane et repose son regard sur le paysage morose. Les vacances de février ont toujours un goût de déprime. Le ciel est bat, les températures glaciales sans pour autant permettre à la neige de nous émerveiller de sa présence, et puis l'attente du printemps se fait ressentir plus que jamais. Le besoin d'un second souffle, d'une renaissance. De sortir les jambes nues et les chemisiers courts, le soleil réchauffant nos visages pâles. Dix-huit ans dans quatre mois et déjà fatiguée du monde, ça ne va pas la tête ? Je n'ai jamais eu des pensées aussi négatives qu'en ce moment. Ça me fout la trouille, il ne faudrait pas que je finisse aigrie. La morosité du monde adulte me guette.

Je copie Fabio et essaie de me focaliser sur les arbres qui défilent sous nos yeux. Lui les voit s'éloigner tandis que pour moi ils s'approchent. La relativité. Une histoire de point de vue, de temps qui file et défile, existe et disparaît. Un chat, une boite. Lily.

Là, vous vous dites qu'elle ramène tout à Lily, cette Agathe, même quand il est question de physique. Mais c'est qu'encore une fois, les lois me jouent des tours, je ne sais les détourner. Jungle, animalité, relativité. De mon point de vue, Lily est une fille de mon lycée qui a accepté une soirée film avec moi, m'a tenue la main plusieurs fois et a collé son front au mien lors d'un slow. De ceux d'Éva et Fabio, elle est l'ex de Timothy et sort avec Gustave le Dunkerquois inconnu au bataillon. Et pour lui, Lily est sa chérie qu'il imagine vivre tranquille dans notre internat nantais.

Relativité des points de vue. Pas vraiment du temps. Mais on s'y approche.

Tout ça pour dire que Lily a posté une photo d'elle et Gustave sur Instagram ce matin. La seule photo sur son profil, le reste a été supprimé. Ils sourient, sont sur une plage à Dunkerque et vivent la belle vie pleine d'amour et sans soucis. J'ai pu analyser l'arrière-plan, elle ne date pas de ce matin, mais de l'été dernier. Elle a donc posté une vieille photo sans répondre à mon sms. Se moque-t-on de la gueule du monde, ici ? Non, seulement d'Agathe. Petit clown au cœur brisé qui ne comprend plus rien à la vie et doit passer deux heures de train avec Fabio Valentini.

On reste silencieux, j'essaie de me changer les idées en sortant une pelote de laine et en avançant mes motifs au crochet. J'essaie de faire une guirlande de petits champignons que j'ai pompée sur Pinterest. Fabio ne souligne pas le fait que j'ai l'air encore plus vieille qu'il ne l'aurait cru. Ça m'étonne. Il a perdu de son répondant et c'est limite si ça ne me déçoit pas.

— C'est ta gueule de bois qui te fait perdre ton fun ? je l'attaque.

Il hausse les épaules.

— C'est toi qui n'es pas fun.

La Loi de la JungleWhere stories live. Discover now