28. Le temps est immuable

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Le soleil se cachait derrière les hauts sommets enneigés lorsque l'étrange convoi – composé d'un vieux cabot, d'un marchand fumant la pipe et d'un reptile à demi congelé – atteignit un plateau herbeux. Ils avaient parcouru de nombreuses lieues en une demi-journée. Pit tenait une cadence de marche soutenue dans l'espoir de rattraper Fissure le plus vite possible. Krrkippaal suivait mécaniquement, en admirant les étoiles qui se dessinaient dans le ciel tandis que Snaralagulf gambadait à ses côtés. Le marchand – contrairement à son habitude – n'avait guère parlé durant le trajet. Cela convenait fort bien au lézard qui n'avait pas le cœur à échanger plus que de raison.

Une lueur se distingua soudain sur le flan de la montagne. Plissant les paupières, Krrkippaal devina un feu dans une caverne.

— Fissure ? demanda-t-il simplement.

— Peut-être, déclara Pit lentement. Espérons que ce ne sont pas vos amis barbares. Qui sait où ils peuvent bien être désormais. À quel prix Ankrolm souhaite-t-il vous mettre la main dessus ? Mais préfère-t-il peut-être tenter de retrouver la fille sans l'aide de vos chroniques ? Restons sur nos gardes et cachons-nous dans les fourrés en attendant d'en savoir plus.

— Je vais aller voir.

Krrkippaal ignora superbement les avertissements du marchand, donna une caresse à Snaralagulf et prit le chemin de la caverne. Avant que les admonestations de Wafel Pit ne deviennent qu'un souvenir, il entendit un dernier : « Êtes-vous suicidaire ou simplement sot ? »

Peut-être bien les deux, songea Krrkippaal.

Se faufilant entre les hauts arbres nus et les solides rocs, il profita de la promenade. Au sol, un délicat tapis de mousse effleurait les pattes du lézard. Ce paysage dur et accueillant, tel un tendre géant rugueux, exhalait un mélange d'air frais, d'herbes sauvages et de minéraux. Krrkippaal en emplit ses narines et caressa du doigt les fins branchages des pins. De nombreuses images se présentèrent durant l'ascension vers la caverne ; Krandolf dans son potager, le capitaine Bourrin qui plaisantait avec ses matelots, Ankolm qui riait à un de ses propres traits d'esprit, Flatul s'extasiant devant la beauté d'une fleur, le sourire de Mirette, ses douces boucles blondes et ses adorables taches sur les joues, la jeune servante de l'Âne Enthousiaste et son regard rêveur face à une créature d'un autre continent, Fissure penchée sur un tas de parchemins, Maîtresse Arine qui essuyait ses mains sur son tablier après avoir servi un client, Trokmar qui mordait avec vigueur dans une cuisse de poulet bien juteuse, le soldat d'Arckaweik concentré sur sa tâche, des marins qui jouent aux dés, des bateaux que l'on menait, des paroles que l'on échangeait.

Le crépitement du feu annonça au lézard qu'il était arrivé. Il ne pouvait dire quelle magie opérait, mais il savait le moment décisif, capital et irrévocable. Qu'allait-il advenir ? Heureuse ou dramatique aventure ? Peu lui importait. Il ne pouvait tout expliquer, et ne le devait certainement pas.

— Bonsoir, Fissure.

Si un regard pouvait glacer un homme, celui qui lui lança Fissure aurait pu étouffer un volcan en éruption. Elle se leva d'un bond, les poings serrés et les jambes tremblantes. Un coup d'œil sur les Chroniques que Krrkippaal tenait encore en main termina sa mutation : ses écailles devinrent brillantes, comme chauffées à blanc. Un soleil de givre dont Krrkipaal ne se détourna pas. Il la fixa et prit une profonde inspiration.

— À ce stade, les excuses restent des mots creux, dit-il d'une voix blanche.

Il se tourna vers Fissure. Elle lorgnait le feu avec tant d'ardeur qu'elle semblait l'attiser.

— Ce livre renferme des vérités oubliées. Je n'y crois plus, et sache que je regrette. Ces Chroniques demeureront mon pire souvenir, mon fléau.

Les flammes dansaient dans les iris de Krrkippaal. Elles paraissaient l'appeler, lui psalmodier des instructions, le guider. N'ayant que trop réfléchi durant sa courte existence – et trop souvent à l'envers – il écouta son instinct. Dicté par les incantations ignées, il fit un pas vers le foyer et y laissa tomber ses Chroniques. Son cœur cessa un instant de battre et un froid terrible envahit son corps. Un froid intérieur et pénétrant, si intime qu'aucune émotion ne pourrait jamais plus le réchauffer. Puis, il s'effondra sur le sol, les membres tremblants et la tête embrouillée. Ses yeux se posèrent sur le plafond de la caverne où les ombres – entraînées par le feu – enchaînèrent de multiples figures dans une folle valse. Transporté par ce mirifique ballet d'images, son esprit dériva et échappa à tout contrôle. Il aperçut son propre corps étendu sur la pierre. Fissure cria, mais son hurlement ne put couvrir le bruit soudain et profond de l'Horloge qui résonnait dans les pensées de Krrkippaal... les grondements des aiguilles... les battements des ères... les complaintes du Temps... Immuable...

Le corps s'emballa, traversé d'intenses tremblements. Ses dents se heurtèrent violemment et ses yeux se révulsèrent. Tout l'être fut secoué. Tout à coup, il se pétrifia et son cœur s'arrêta. Net !

Les Chroniques d'un lézardWhere stories live. Discover now