22. Trokmar le Terrible

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Krrkippaal trottait de long en large dans la minuscule hutte depuis des heures. Quand donc l'emmènerait-on voir ce fameux Trokmar ? Il avait eu le temps de s'assoupir, de manger trois fois l'immonde bouillie qui gisait dans le bol crasseux et de boire l'équivalent de deux bassines d'eau.

Les deux gardiens postés devant l'entrée semblaient avoir une patience de fer. S'ils avaient bien échangé deux phrases, ils restaient campés sur leurs pieds, imperturbables. Le soleil paraissait se moquer du pauvre lézard. Par l'ouverture de sa prison, Krrkippaal le voyait suspendu au-dessus des palissades, statique, comme s'il ne songeait pas à aller se coucher !

Le reptile gratta une énième fois le bout de ses doigts qui le démangeaient et tenta de faire taire le battement incessant qui frappait son crâne, tel une horloge interne vouée à le rendre fou. Que se passait-il donc ?

Reste calme, Krrk ! C'est sûrement un subterfuge pour te déstabiliser avant la rencontre avec Trokmar. Ne te laisse pas berner. Reste calme !

Joignant la pensée aux actes, il s'allongea sur la peau de mouton, les deux mains derrière la tête. Il permit à son regard de percer le plafond de bois et son esprit s'envola. Il vagabonda vers ses chères Chroniques et vers le voluptueux cou de Fissure. Que ses belles écailles lui manquaient !

La sérénité retrouvée, les battements cessèrent et les picotements s'estompèrent tandis que le soleil disparaissait – enfin ! – derrière l'enceinte qui protégeait les tentes, plongeant la hutte dans la pénombre.

— Debout, vermisseau ! L'heure est venue de rencontrer Trokmar.

Krrkippaal se leva calmement et tourna la tête vers le ciel.

Guide-moi, puissant et sage Héros !

N'oublie pas mes paroles, Krrkippaal. Sois juste et honnête ! sembla lui répondre le Hobereau.

Dans le camp régnait une importante effervescence. De nombreux guerriers se pressaient pour apercevoir le reptile. Krrkippaal suivit son escorte d'un pas assuré, les yeux plantés dans le dos du géant qui le précédait.

Ils pénétrèrent dans une grande tente où une petite dizaine de barbares bâfraient. Une haute table accueillait divers mets, des gigots d'agneau, des saucisses aux noix ou encore des cuisses de poulet dégoulinantes d'une épaisse sauce. Au centre brûlait un gros feu sur lequel rôtissait un sanglier entier. L'entrée du lézard ne provoqua aucune émotion. L'un de ses geôliers dut s'éclaircir plusieurs fois la gorge pour attirer l'attention du plus solide géant. Ce dernier, désormais conscient de la présence de son hôte, délaissa sa côte de porc et s'enfonça dans un robuste fauteuil. Il tendit une chope de la taille d'un seau qu'un soldat inonda d'un liquide brunâtre. Bien qu'à plusieurs toises du chef barbare, Krrkippaal ne put s'empêcher de froncer le nez.

Ce doit être un vin à faire danser les chèvres !

Trokmar but une longue rasade et hurla une série de mots rustiques. Instantanément, le silence devint loi. Les guerriers abandonnèrent boustifailles et breuvages pour porter leur regard sur Krrkippaal. Ankrolm se détacha du groupe et vint se poster à côté du chef. Ses yeux rougeoyaient de colère et de haine.

— Voici donc le fameux Krrkippaal, commença Trokmar. Tu as causé bien des soucis à notre ami Ankrolm, lézard ! Il a remué ciel et terre pour te mettre la main dessus, m'assurant que tu sais où est Dame Fal Ka.

— Voyons, Grand Chef, l'interrompit Ankrolm, j'ai dit probablement. Ce qui est sûr, en revanche, c'est qu'il a livré des informations capitales aux soldats d'Arckaweik.

Krrkippaal fit un pas timide en direction de Trokmar.

— Ankrolm parle vrai, votre Seigneurerie. J'ai effectivement, en toute naïveté, renseigné le Capitaine de la garde sur Dame Fal Ka. Je ne pensais faire à mal, votre Grandeur, je ne connaissais la Dame que depuis quelques jours, ignorant tout de son importance. L'ignorant toujours, par ailleurs. De plus, si j'ose me permettre, votre Magnificence, je ne lui ai rien appris de notable, outre que Mirette avait disparu une nuit à l'Auberge du Dragon Bleu alors que nous nous rendions à Arckaweik. Je vous implore, votre Somptuosité, de considérer mes dires.

— Mensonges, brailla Ankrolm, il déforme la vérité. Depuis que nous avons rencontré ce serpent, Mirette et moi, nous avons vécu mille tourments, jusqu'à l'enlèvement de la petite.

— Il suffit, Ankrolm ! Il dit vrai et tu le sais.

Pour un homme surnommé « le Terrible », Krrkippaal le trouvait bien avenant...

— Mais, Grand Chef, reprit Ankrolm, comment donc pouvez-vous donc davantage croire ce reptile que moi ?

— Tu caches derrière ce lézard tes propres échecs. Voici la preuve, déclara Trokmar en tirant l'œuvre de Krrkippaal qu'il gardait rangée sous son manteau, tu as sûrement dû les lire en nous rejoignant ? Ce qui y est mentionné confirme la version de notre invité, mot pour mot. J'ai eu le temps de feuilleter cet étrange ouvrage.

Trokmar ouvrit les Chroniques et cita l'extrait qui exposait la rencontre de Krrkippaal avec le Capitaine de la Garde d'Arckaweik.

— Ce livre est maléfique, Grand Chef. Commentaurait-il pu écrire ces mots alors que les faits ne remontaient qu'à quelquesjours ? Mais surtout, comment aurait-il pu mentionner le reste ? Ce qu'il se passe ensuite ?

Trokmar tendit une nouvelle fois sa chope. Krrkippaal – malgré la situation délicate – ne put s'empêcher d'invoquer les Dieux de la propreté. Faites que cet immonde breuvage ne vienne pas souiller mes textes ! Une fois servi, le chef barbare se tourna vers le lézard, le regard interrogateur.

— Ma foi, je ne puis vous éclairer, votre Éminence. J'ai découvert mon livre à la bibliothèque de la Cité du Temps, dans un lieu appelé Sevihcra. Un lieu difficilement accessible, expliqua Krrkippaal, une main sur l'estomac.

— Ainsi donc, les légendes disent vrai. Ces sorciers possèdent bien une salle qui renferme les secrets de demain.

Dans la tente, un frisson sembla parcourir les fiers barbares. Durant la conversation, si les géants n'avaient osé ouvrir les bouches que pour engloutir une ou deux cuisses de poulet à la dérobade, désormais, seul le crépitement des flammes se faisait entendre. Même les guerriers qui ne comprenaient pas la langue commune paraissaient soudain fébriles.

Krrkippaal fit en nouveau pas discret en direction du chef :

— Se pourrait-il, votre Beauté, que mes Chroniques vous livrent quelques informations sur les évènements à venir ? Je n'ai personnellement pas eu le loisir de les parcourir entièrement, mais...

Les chuchotements du feu léguèrent la place à un bourdonnement affolé qui coupa la chique au reptile. Chaque géant y allait de son commentaire : « Laissons en paix les astres de l'avenir », « le temps ne nous appartient pas », « Quelle démence possède la créature verte ! » ou encore « Slatok v'lot damar ! »

Même le visage de Trokmar se décomposa devant la proposition de Krrkippaal.

— Vous n'y pensez pas ! Maudit est celui qui veut comprendre le futur, car s'il le connaît, il peut le changer. Notre dessein est irrévocable.

— Moi, je pourrais le faire. J'ai écrit ces mots, déclara Krrkippaal en désignant du doigt l'ouvrage. Comment pourrais-je renouveler cette performance sans les connaître ? Si je ne lis pas, cela n'impliquerait-il pas un risque que je ne puisse le reproduire, créant ainsi une altération du destin ? Je ne crains pas les malédictions. Si mes Chroniques contiennent le moyen de secourir Dame Fal Ka, je souhaite vous aider.

Trokmar le regarda avec des yeux ronds en se grattant la tempe d'un index qui tenait plus du saucisson que du doigt.

— Fourberie ! tempêta Ankrolm. Le reptile tente de vous retourner la soupière, Grand Chef. Il procède toujours ainsi.

Trokmar vida alors d'un trait son breuvage, tapa du poing sur le dossier puis déclara d'une voix forte :

— Le lézard consultera ses Chroniques, mais sous ta stricte surveillance, Ankrolm. Tu devras veiller à ce qu'il ne découvre que le futur proche, car une lecture trop approfondie pourrait altérer notre destinée à tous. (Il leva une main ferme en direction d'Ankrolm qui s'apprêtait à l'interrompre). Dès demain, tu partiras avec Krrkippaal et quatre d'entre nous en quête de Dame Fal Ka. Nous devons la retrouver, notre survie en dépend !

— Skrôlm ! hurlèrent en cœur les guerriers, le poing sur la poitrine.

Les Chroniques d'un lézardWhere stories live. Discover now