4. Fraîcheur

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Entre la maudite Lucette du Capitaine Bourrin et la barge du Capitaine Silence, Krrkippaal avait rapidement fait son choix. Quel doux plaisir de voyager sur un fleuve, des insectes à profusion – pas besoin d'ingurgiter ce damné poisson tous les jours – et une absence de vague plus qu'agréable.

Le batelier avait accepté – moyennant une nouvelle somme d'argent –, de déposer Krrkippaal dans un village bordant les Marauds-marais et depuis lequel il avait embarqué pour Arckaweik.

Seuls quatre marins étaient utiles à la manœuvre du navire fluvial et aucun n'était très causant. Ce n'était cependant rien comparé au capitaine qui n'avait pipé mot depuis que le prix du trajet avait été fixé. Krrkippaal avait tenté d'en savoir plus sur la cité d'Arckaweik, mais n'avait pas pu obtenir d'informations probantes. D'après les quelques borborygmes qu'avaient difficilement lâchés les matelots, aucun d'eux n'avait visité la ville, car les rapides étaient violents et les bateaux ne s'y risquaient pas.

Alors, Krrkippaal en profitait pour remettre ses notes à jour, jouir du voyage et goûter aux spécialités entomiques, mais toujours avec modération.


Au dernier soir du trajet, alors qu'il s'ennuyait ferme, Krrkippaal tenta une nouvelle approche vers le capitaine. Ce dernier était couché à même le ponton et gardait les yeux clos.

— Capitaine ?

Silence. Au bord de l'implosion mentale à force de converser tout seul, le reptile sortit de sa sacoche sa plume et entreprit de chatouiller la plante des pieds nus du malappris.

— Capitaine ?

Le bougre remua sans aucune grâce l'une de ses lourdes jambes mais aucun son ne franchit sa bouche.

— Capitaine, je vous donne un Serebrey pour discourir un court instant avec vous.

Toujours aucune réaction. Même l'appel à la prostitution verbale ne fonctionnait pas. Cependant, il n'était pas prêt à abandonner. Chez les lézards, il n'existait qu'un dicton digne d'être retenu : « Seule une bonne mangerie équivaut à une bonne causerie ».

— Capitaine ? Racontez-moi une histoire. Dites-m'en plus à propos de vous, parlez-moi de vos femmes. Sont-elles toutes aussi loquaces que vous ?

Dans les livres que Krrkippaal avait lus, la gent féminine était souvent décrite comme bavassant jusqu'à l'épuisement, et, comble de cocasserie, elles étaient pourvues d'une endurance surprenante. Mais, depuis son arrivée en territoire humain, il avait appris à relativiser l'exactitude de la littérature.

Alors que Krrkippaal continuait à déblatérer dans le vide, Capitaine Silence se releva brusquement, regarda durement son passager et s'en fut dans sa cabine. S'il était dit que les Hommes révéraient les lézards, leur conception du respect restait bien ingrate.

Il se retourna en quête d'une compagnie plus amène. Malheureusement, le pont du navire se trouvait désespérément abandonné.

Krrkippaal se rapprocha du bastingage avant, les épaules basses, et scruta le paysage tandis qu'une brume soudaine envahit le bateau. Même la nature semblait se moquer du pauvre lézard. Les globes picotant, il se coucha en boule sur le pont humide, seul. Avant de sombrer dans le sommeil, il eut une dernière pensée pour son île, là-bas, au loin, derrière le tempétueux océan Qayda.


Krrkippaal se réveilla aux premières lueurs de l'aube pris de frissons et de tremblements. Il n'avait presque pas dormi, tourmenté par les moustiques, l'humidité de l'air et le chagrin. Son teint était devenu blanchâtre et une gluante morve suintait par tous les trous de son pauvre museau.

Il se força à avaler quelques moucherons qui trainaient sur le pont en guise de déjeuner puis partit dans les cales rejoindre son lit. Quelques instants de sommeil supplémentaire ne seraient pas un luxe.


Le Hobereau le dévisageait avec humeur du haut de son poney.

— Tu songes déjà à rentrer, Krrkippaal ? Toi qui cherchais l'aventure.

Le reptile était solidement attaché à un arbre, les mains et les pattes liées par une grossière corde.

— Tu me déçois beaucoup ! poursuivit le gentilhomme, le regard dur.

— Personne ne me considère ici ! Les humains n'aiment pas les lézards. Comment écrire à leur sujet si on ne veut pas me parler ?

— Ainsi, j'avais raison ! Tu es un faible et un lâche, glissa le Hobereau en sortant de sa sacoche de selle une grosse baguette de bois.

Le cavalier mit pied à terre, leva son arme et frappa le pauvre lézard qui, sous les coups puissants, finit par perdre connaissance.


— Jetez-le par-dessus bord ! Et pas la peine de rouspéter, c'est un ordre !

— Mais capitaine, c'est un lézard ! Nous ne pouvons faire ça...

— Tu vas voir si on ne peut pas !

Krrkippaal sentit une main ferme attraper sa cheville droite et le tirer sans ménagement sur le sol rugueux de l'entrepont. Il tenta d'ouvrir les yeux mais une épaisse croute collait ses paupières. Il voulut parler mais sa bouche pâteuse et sa gorge obstruée refusaient d'émettre le moindre son.

Autour de lui, il entendait Capitaine Sans-Cœur souffler comme un goret et les autres marins geindre tandis que la tête du pauvre lézard heurtait violemment les planches qui faisaient office d'escalier, arrimant son crâne chauve de rudes échardes.

Une fois à l'extérieur, le capitaine lâcha Krrkippaal et s'effondra sur le pont.

— Venez m'aider, couards ! beugla le malappris entre deux râles. Si le mal contamine mon bateau,vous finirez tous par-dessus bord.

Krrkippaal perçut alors plusieurs mains qui l'agrippaient de part et d'autre, et se sentit décoller du pont. Il se débattit tant bien que mal, mais les solides marins le tenaient fermement.

— C'est terrible, larmoya l'un des matelots, nous serons maudits sur dix générations.

— Mieux vaut maudit que mort ! grogna le capitaine.

Alors, Krrkippaal se sentit voler puis plana doucement dans les airs. Si ces derniers moments n'avaient été que souffrance, il semblait maintenant aux portes de la félicité. Jusqu'à ce qu'il percute l'eau glacée du fleuve.

Les Chroniques d'un lézardDove le storie prendono vita. Scoprilo ora