13. Gris ardent

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Krrkippaal végétait à l'arrière de la charrette du marchand, les yeux clos. La tête contre la rambarde de bois, il s'abandonnait aux cahots de la route de terre battue. Le bavardage incessant de Wafel Pit, qui parlait sans discontinuer depuis trois jours, avait fini par achever ses pauvres forces. Las, il se laissait guider, renonçant à admirer les majestueuses montagnes et le puissant cours d'eau qui longeait le chemin. Il répondait au négociant par de vagues borborygmes qui semblaient contenter son interlocuteur.

Krrkippaal avait une nouvelle fois révisé son jugement sur les Hommes et les classait désormais en deux catégories bien précises. Ceux qui écrivaient – qu'il louait sans limites – et ceux qui parlaient... Car parler, en humain, découlait d'une notion parfaitement différente qu'à Yashcheritsa où l'échange avait une part non négligeable dans le processus. Wafel Pit, tirant sur sa pipe ou lorgnant les paysages, discourait, pérorait, causait, interrogeait même, mais n'attendait rien en retour hormis écoute et approbation. Et encore, pour l'écoute, cela restait à prouver.

Soudain, les secousses se calmèrent et Krrkippaal osa ouvrir un œil. Mieux, il laissa éclore son ouïe. Wafel Pit s'était tu. S'était-il effondré sur la route ? Son vieux cabot avait-il décidé de le dévorer – harassé par ses éternelles palabres ? Les dieux avaient-ils eu pitié du lézard et, dans leur infinie mansuétude, avaient foudroyé le jacasseur ?

Krrkippaal tourna la tête vers le marchand. À quelques pas, une main sur le dos de son canasson, Wafel Pit se tenait étrangement immobile, son poids reposant uniquement sur une des deux cannes qui lui servaient de jambes. Seuls les cheveux de sa couronne grise et les poils qui composaient son épaisse barbe virevoltaient au grès de la brise. Un pied en l'air, il fixait avec de grands yeux un spectacle qui échappait au regard du lézard, car caché par les nombreux arbres qui bordaient la route. Krrkippaal sauta de la carriole et courut à hauteur du marchand.

Devant le tableau qui s'offrit à lui, Krrkippaal resta stupéfait et imita malgré lui la posture stupide qu'avait adoptée Wafel Pit.

Abasourdi, les pattes trop lourdes pour supporter son envie d'écrire, Krrkippaal s'assit à même le sol et sortit son carnet. Si le commerçant avait recommencé à parler, la merveille qui s'étendait devant le lézard pouvait sans peine contenir ses palabres. Seul dans sa contemplation, cette vue suffirait à le combler éternellement.

« Autour d'une montagne, dont le sommet enneigé disparaît derrière un épais voile de nuages, se dresse une cité. Une cité qui semble aussi immuable et inébranlable que la montagne elle-même. Une haute fortification de pierres taillées à l'équerre assure un ensemble de bâtiments façonnés de la même roche grise. Un gris étincelant, lumineux et fort.

Les toits, recouverts de tuiles d'ardoise contenant toutes les nuances d'ocres et d'orangé imaginable, protègent des constructions aussi robustes que délicates, tant massives que sveltes. De multiples passerelles pavées relient tours graciles et édifices solides, donjons puissants et temples raffinés.

Sur les flancs de la montagne, des jardins verdoyants et des terrasses arborées – entourés de parapets sculptés avec finesse – côtoient des palais éclatants. Ces prodiges architecturaux semblent absorber les rayons du soleil pour illuminer l'ensemble de la ville.

Au centre de la cité, une tour torsadée s'élance vers les cieux, comme si les tailleurs de pierres d'alors paraissaient vouloir défier les nuages. Arrangée avec une multitude de petits blocs de roche noire, l'unique et singulière face accueille un ouvrage stupéfiant : une extraordinaire horloge. Le cadre représente un serpent se mordant la queue, et chaque écaille semble forgée du même métal rouge qui compose la sculpture démesurée.

Si cinq cents artistes avaient œuvré durant dix ans, si mille artisans avaient travaillé pendant dix siècles, réaliser une telle cité, bâtir un tel ouvrage tenait de l'exploit.

Tout est gris, mais lumineux. Tout est puissance et solidité. En un mot, Arckaweik est grandeur ! »

Refermant son calepin, Krrkippaal jugea qu'il avait eu fin museau de suivre les conseils de Wafel Pit. En effet, malgré sa réticence à continuer sa quête en terre humaine, le commerçant avait su convaincre le reptile de l'accompagner quelques jours dans la ville. Il avait vanté – à force de mots plus grandiloquents les uns que les autres – la majesté de la bibliothèque, la beauté de l'horloge et la splendeur de la cité. Si Krrkippaal avait initialement pensé que Wafel Pit en faisait trop – comme à son habitude – il ne pouvait désormais que se raviser.

— Allons-y, Maître Kikiripil, une chaleureuse auberge nous attend.

Donnant un petit coup sur le flanc de son canasson, le marchand reprit la route. Krrkippaal le suivit, sans pour autant pouvoir détacher son regard de la ville.

Sous les hautes portes de la cité, si larges que dix charrettes pouvaient s'y engouffrer de front, une vingtaine de soldats surveillait le passage. L'air menaçant, malgré leur habit bouffant bleu et rayé de jaune, ils étudiaient avec attention manants et commerçants.

— C'est inhabituel, marmonna Wafel Pit en tirant sur sa pipe.

Éjectant un puissant nuage de fumée verte, il reprit à l'attention de Krrkippaal :

— Ils doivent rechercher une fripouille. Vois ces placards qu'ils tiennent en main, ils semblent représenter quelqu'un.

Si Wafel dépassait d'une bonne tête la plupart des humains, ce n'était guère le cas de Krrkippaal. Coincé dans cette file ralentie par le zèle de la garde, il fit un pas de côté pour contempler autre chose que les arrière-trains des passants. Sa vue perçante – bien plus affûtée que celle des humains – reconnut instantanément le visage.

Mirette !

Sous le portrait fidèle de la gamine gisait en lettrine rouge : « Dame Fal Ka ».

Les Chroniques d'un lézardOnde as histórias ganham vida. Descobre agora