27. La beauté est éphémère

105 21 13
                                    

Alors, vilain chaton ! On a encore fait des bêtises ?

Mirette se tenait devant Krrkippaal, les deux mains sur les hanches et un large sourire collé aux lèvres. Elle avait changé. Désormais, ses bouclettes blondes caressaient ses épaules. Elle semblait avoir grandi aussi, ce qui n'était pas pour déplaire au lézard, friand admirateur de la féminité humaine.

Cependant, Krrkippaal resta de marbre. Il ne pouvait ni bouger, ni parler, ni respirer. Le reptile se sentait comme un rocher décoratif, une œuvre d'art abandonné dans un mirifique paysage. Sur un ciel, pourpre et mauve, se détachaient de hauts tumulus qui projetaient une myriade de fines ombres sur le sol argileux. Krrkippaal tenta en vain de compter la multitude de petits soleils qui cavalcadait au milieu des nuages filandreux.

— Suis-je mort ? demanda-t-il en pensée à Mirette. Mais, si je suis mort, l'es-tu, toi aussi ?

La jeune femme – les humains poussaient décidément à une vitesse affolante – éclata d'un franc rire.

— Cela te rendrait triste ?

Krrkippaal médita un instant sur la question. Mirette souriait toujours. Un sourire entier illuminait son visage. Il partait des commissures de ses lèvres, se poursuivait sur ses joues roses bouffies de vitalité et se finissait dans ses grands yeux verts.

— Oui, pour toi. Tu mérites de vivre.

Une larme s'échappa des globes du lézard et roula sur sa peau écailleuse.

— Et pour toi, Krrkippaal ?

Nouvel instant de réflexion.

— Je crois qu'il est temps, déclara-t-il.

Le sourire de Mirette devint mélancolique. Elle déposa un doux baiser sur le front du lézard.

— La beauté est éphémère, et l'éphémère fait la beauté. Ne l'oublie jamais.

Krrkippaal était passé de sculpture de marbre dans un tableau allégorique à statue de glace dans un décor givré et bien réel. Il se sentait gelé, des griffes aux rares filaments noirs qui lui garnissaient le crâne. Enterré sous un amas de neige, son heure était probablement venue.

Que la mort m'emporte ! Qui dois-je encore décevoir pour mériter ma fin ? Que dois-je encore détruire ? Quel principe dois-je encore bafouer ? Quelle innocence dois-je encore tuer ?

Dans sa prison de neige et de givre, l'âme aussi glaciale que son corps, il attendit. Ses Chroniques – figées dans son poing – semblaient le juger. Durant une nuit, une décade ou peut-être une lune, il resta seul avec sa culpabilité et ses remords. Il demeurait avec son œuvre, ou son fléau.

Quelle puissance le maintenait en vie ? Était-ce son supplice que de vivre éternellement dans le froid et la faim ? Il ne cherchait pas à répondre à ses stériles questionnements. Il espérait que la mort l'emmène. Il ne médit pas, ne jura pas. Il attendait... simplement et patiemment.

Enfermé dans sa cage de désolation, Krrkippaal entrevoyait une brèche, une faible lueur qui éclairait encore son âme. Une vaine espérance. Si les Dieux existaient, il était temps qu'ils se manifestent. Qu'ils l'emportent ou le sauvent, mais qu'ils agissent.

L'esprit flottant quelque part entre le réel et l'univers, entre le conscient et l'inconscient, les yeux rivés dans le sombre blanc de la neige, Krrkippaal perçut soudain des aboiements suivis d'une voix étouffée : Wafel Pit.

—Snaralagulf ! As-tu trouvé quelque chose ?

Quelque chose grattait. Au-dessus ? Au-dessous ? Puis, la lumière vint. Une lueur vive et annonciatrice de liberté, détruisant par la même occasion les rétines du lézard. Dans l'incapacité de bouger, il se laissa tirer vers l'extérieur de sa prison glaciale.

— Pour un païen, vous avez une sacrée chance, mon ami.

Le marchand n'avait pas perdu son sarcasme en chemin, cela ne faisait aucun doute.

— Bon Snaralagulf ! Brave chien ! radota-t-il en gratouillant le cou du cabot. Mais oui, on est un bon chien. Mais oui, on aime les caresses.

Krrkippaal – ne pouvant en supporter davantage – mobilisa toute sa force et sa volonté pour dégeler sa mâchoire engourdie. Dans un craquement synonyme de délivrance, il bégaya :

— F... F... Fissure ?

— Euh... je ne sais pas trop comment vous le dire, mais elle est partie, folle de rage. Je crois bien que si elle aperçoit encore une fois vos écailles, elle risque de vous les faire manger.

— F... F... Fautes !

Pour toutes réponses, Wafel Pit hocha la tête.

— F... F... Froid...

Pit eut alors – enfin ! – la grande idée de lâcher les puces à son chien pour jeter une couverture sur le lézard figé.

— Au moins, vous serez ainsi facile à transporter, osa plaisanter le vieux marchand. Étrange, cette avalanche... Voyez par vous-même, c'est la seule coulée des environs. Grâce aux Dieux, la fortune ne sourit pas toujours aux mêmes.

Wafel lui arrima une corde à la cheville et entreprit de le faire glisser sur le sol neigeux. Snaralagulf profita de la position inconfortable du lézard pour lui lécher l'entier du visage. Le châtiment restait complaisant pour tout le mal qu'il avait causé. Krrkippaal fit pivoter ses globes sur ses Chroniques encore figées à sa main. À leurs vues, un violent frisson le traversa. Cela eut le mérite de le libérer des glaces. Tremblant, il se releva péniblement.

— Merci, Maître Pit. Je ne mérite pas un tel soutien.

Wafel lança lui un étrange regard puis, sans un mot, lui enserra brièvement l'épaule.

— Allons-y, une longue route nous attend jusqu'à Arckaweik. Essayons de rattraper Fissure, je n'aime pas la savoir seule dans ces contrées sauvages.

Le cœur de Krrkippaal se serra. Il baissa les yeux et suivit.

Les Chroniques d'un lézardWhere stories live. Discover now