20. Essais et arrogance

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Fissure le dévorait des yeux. Krrkippaal le savait et savourait l'instant tout en se gorgeant de ses écrits. Les siens ! Mais par quel miracle ?

Bien que la question soit légitime, elle n'en restait pas moins superflue. Jamais, au grand jamais, il n'avait douté de lui. L'étrangeté de cet endroit lui prouvait simplement qu'il allait réussir, ou qu'il avait déjà réussi ?

Peu importe.

Krrkippaal lisait un de ses essais dans lequel il prônait que : « la liberté incite à la décadence, la science délabre la conscience, le progrès démantèle le bien commun et l'individualisme désagrège la société. Remplacer une religion morale par une croyance ploutocratique – que l'on ne nomme pas – conduit sans conteste à un délitement des liens entre les Hommes et la nature, et mène fatalement à une fin lente, mais irrémédiable, du monde. »

S'il resta interdit devant certains termes – progrès ? Individualisme ? – et perplexe face au constat apporté, Krrkippaal se targuait déjà de la sagesse qui allait être sienne. Il bomba légèrement le torse et leva les yeux du parchemin :

— Quel verbe, ma parole ! Quel esprit ! L'as-tu lu ? demanda-t-il en brandissant l'essai, et l'as-tu seulement compris ?

Les globes de Fissure, qui irradiaient jusqu'alors d'admiration, se muèrent en deux fentes de mépris.

— Tu n'as néanmoins encore rien écrit, Maître-Vantard ! As-tu saisi tes propres pensées ? Voilà une question légitime.

Qu'importe sa véhémence, songea Krrkippaal, elle ne pourra résister bien longtemps au Maître-Philosophe que je suis devenu !

— Tu connais pourtant ce que l'on dit chez nous, renchérit Fissure, la seule chose qu'un vrai sage sait ignorer, c'est sa propre sagesse.

— Ce dicton n'a aucun sens.

— Ou il prouve simplement ce que j'avance, que tu n'es qu'un bouseux arrogant, dit-elle en se levant. Je m'en vais et tu as tout intérêt à m'imiter. Tu es entré dans ce lieu grâce à mon autorisation, tu ne pourras en ressortir sans.

Elle doit être intimidée, pensa Krrkippaal en lui lança un regard qui mêlait habilement empathie et compréhension.

Fissure empoigna les œuvres du lézard et partit en direction des étagères. Il la suivit d'un pas suffisant, la mécanique confiante. Les livres rangés, elle prit la direction de la sortie, muette comme une carpe. Krrkippaal glissa discrètement ses Chroniques dans son sac avant de la rejoindre, un petit sourire collé aux lèvres.

Devant l'ouverture qui donnait sur la salle des vomissures, ils tombèrent sur le vieux laveur, toujours cramponné à sa serpillière.

— Déjà de retour ? Je me recommande : on ferme bien les yeux et on s'emploie à viser dans la bassine.

Le voyage du retour fut tout aussi désagréable. Krrkippaal s'agrippa durant toute l'expérience à ses Chroniques, enfouies dans sa besace. Il dut faire face à une nouvelle séance de dégobillage intempestive. Il redevint gazeux, puis à nouveau solide. Son œuvre traversa les mêmes tumultes, mais, contrairement au lézard, elle ne sembla pas reprendre sa contenance, restant comme vaporeuse.

Étrange, pensa Krrkippaal en l'enfonçant profondément dans sa sacoche.

Tout en poussant les doubles battants de la porte, Fissure jeta un regard de mépris à son camarade et franchit l'ouverture. Depuis qu'elle l'avait traité de bouseux – lui, un Maître-Conteur ! – elle n'avait pipé mot.

Les deux gardes du Silence se postèrent devant les reptiles et leur désignèrent du doigt un placard où il était inscrit en lettres rouges : « Celui qui défie le Temps vivra mille tourments ».

— Tu n'as rien sorti des Sevihcra ? demanda Fissure. Ne serait-ce qu'une plume ?

— Évidemment, je ne suis pas sot.

Fissure souffla des narines et hocha la tête en direction des gardiens. Ces derniers s'écartèrent, laissant le couloir libre. Krrkippaal adopta un pas souple et suivit Fissure entre les dédales de la bibliothèque. Si pour venir ils avaient crapahuté à travers maintes pièces et avaient emprunté mille escaliers, le retour parut filer en un rien de temps. Krrkippaal déboula sur le parvis de l'immense tour, les pattes accrochées au trésor qu'il cachait dans sa besace. Ce dernier semblait toujours légèrement étrange, comme si la couverture de peau était humide et... poreuse.

Le livre avait l'air éphémère, comme s'il pouvait soudainement se dissoudre entre ses mains. Il lui fallait trouver un endroit pour le lire tranquillement, et le copier. Un lieu sûr.

Subitement, la pensée de sécurité lui procura un violent frisson... Krrkippaal enfonça un bras cotonneux dans les abîmes de sa sacoche. Tandis que ses doigts trifouillaient avec maladresse plumes, pièces de monnaie et encrier à la recherche de son pendentif, il aperçut du coin de l'œil une image terrifiante : adossé contre le mur d'une taverne, tâtant nonchalamment sa lourde masse, Ankrolm le fixait, un mauvais sourire déformant son visage couturé. 

Les Chroniques d'un lézardWhere stories live. Discover now