18. Sevihcra

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... Et une moue de dégoût déforma les gracieux traits de la lézarde. Sa langue persifla, exprimant une répulsion proche de l'infamie. Ses écailles semblèrent se cabrer, comme alertés par une imminente menace.

— Qu'est-ce que vous voulez ?

Horrifié, Krrkippaal recula d'un pas. Pourquoi donc réagissait-elle ainsi ? À Yashcheritsa, il était souvent considéré comme un lézard tout à fait engageant. Il leva ses pattes avant, telle une égide contre la révulsion, et aperçut ces mains humaines et ridées. Cette peau poilue et repoussante, ces rides creuses et ternes devant renfermer tous les germes du continent.

Et son regard se posa sur son médaillon !

Les globes – enfin, les yeux – écarquillés, Krrkippaal prit ses jambes à son cou et fuit. Il courut vers une porte, la première qu'il vit, manquant de s'étaler sur le marbre qui recouvrait le sol. Il déboula dans une petite pièce et s'adossa au vantail, son cœur à quelques battements de rompre. Son sang désagréable chaud se répandit dans son corps et envahit son visage. Il devait ressembler à un poulpe écarlate, mi-rouge, mi-translucide.

Il inspira profondément la poussière du placard qui lui servait de fort. Quelque peu apaisé, il évalua la situation. S'il enlevait le pendentif, on risquait de le reconnaître. Il y avait fort peu de chance que son apparition soudaine parvienne aux oreilles d'Ankrolm, mais ce dernier avait tout de même su prestement retrouver sa trace à l'auberge... La seconde solution, qui consistait à rester caché sous l'infâme déguisement, signifiait qu'il aurait toutes les difficultés du monde à nouer contact avec la sublime lézarde.

Que ferait un héros, Krrkippaal ? Choisirait-il la romance ou la couardise ?

Écoutant la voix de la sagesse qu'incarnait le Hobereau, il enleva le pendentif. Les livres ne mentionnaient-ils pas que rien ne pouvait se dresser entre un héros et l'amour ? Il épousseta les vestiges de cumin qui souillaient ses écailles et quitta sa planque, satisfait d'avoir recouvré son apparence.

La démarche confiante, il s'avança alors vers la lézarde en déployant sa gorge. Le grincement qui se dégagea de son gosier résonna sous le haut plafond du hall. Arrivé devant sa proie, il s'allongea sur les dalles marbrées et se souleva à la force de ses bras.

Tout sourire – malgré l'effort – il attendait la réaction de la lézarde, qui ne tarda pas à venir. Contre toute attente, elle se cacha derrière sa pile de parchemin en lançant des œillades effarées aux rares humains présents dans la prestigieuse bibliothèque.

— Suis-moi ! siffla-t-elle entre ses dents.

Perplexe, Krrkippaal obéit. Généralement, ses quelques acrobaties ne suffisaient pas à séduire les belles. Il se devait alors de sortir le grand jeu, de dévoiler le clou du spectacle, d'user de son arme secrète : son éloquence. Cette lézarde n'avait de toute évidence plus croisé de mâle aux écailles luisantes depuis un certain moment.

Krrkippaal et la lézarde parvinrent dans une salle de lecture, vide. Après avoir énergiquement refermé le battant de la porte, elle se tourna vers son prétendant.

— Qu'est-ce qui te prend ? Ne sais-tu donc pas te comporter dignement ? Tu fais honte à notre race distinguée en agissant comme un vil suborneur.

— Que... que... balbutia Krrkippaal.

Les épaules basses, Krrkippaal se laissa tomber sur une chaise.

— Je suis navré, souffla-t-il. Je... je...

— Cesse de te répandre en excuses. En lézard respectable, tu vaux certainement mieux que cela. Je pense que cela fait trop longtemps que tu fréquentes les humains.

— Certes, affirma Krrkippaal, abattu.

— Bien, l'incident est clos.

Mal à l'aise, Krrkippaal lorgnait ses longs doigts, son légendaire bagout évaporé. La lézarde le fixa un instant avant de tourner les pattes en direction du grand hall.

— Attends ! Que... comment te nommes-tu ? Que fais-tu sur le Continent ?

— Tu sais donc aligner plus de deux mots sans bégayer, félicitations ! répliqua-t-elle avec un petit sourire. Je m'appelle Fissure.

— Krrkippaal, répondit ce dernier. Je viens de Yash...

— Krrkippaal ! l'interrompit-elle, le fameux Krrkippaal ? Le lézard des célèbres chroniques ?

Les globes grands ouverts, tels deux jaunes d'œufs larvant dans un poêlon, il la regarda sans comprendre.

— Les célèbres chroniques ?

Sans un mot, Fissure l'attrapa par la manche et l'invita à le suivre. Ils traversèrent le hall et gravirent si vite une collection impressionnante d'escaliers que Krrkippaal n'eut guère le temps de contempler les majestueuses statues de marbre représentant des érudits ou d'admirer la vue sur la cité depuis d'imposantes fenêtres aux encadrements délicatement sculptés. Ils franchirent ensuite plusieurs grandioses portails de pierre aux moulures divinement ciselées et longèrent force couloirs si hauts de plafond que leurs voûtes d'albâtres se distinguaient à grand-peine. À bout de souffle, ils atteignirent leur destination, une monumentale porte à doubles battants flanquée de deux gardes. Vêtus de longues coules grises, le visage dissimulé sous une cagoule, les deux hommes ressemblaient davantage à des religieux qu'à des soldats. Ils portaient autour du cou une grosse chaîne de fer à laquelle était accroché un pendentif représentant une montre. Sur le fronton de la porte, il était inscrit en lettre d'argent « Sevihcra ».

Fissure tendit un parchemin muni d'un sceau à l'un des gardes. Ce dernier, sans un mot, baissa les yeux sur le document et l'étudia attentivement. Puis, il hocha la tête, il s'inclina légèrement et s'écarta alors que son camarade actionnait la lourde poignée métallique du battant.

— Merci, dit Krrkippaal en passant entre les deux sentinelles.

— Ils ne te répondront pas, expliqua Fissure. Ils ont fait vœu de silence pour ne pas être distraits dans leur tâche, protéger le Temps.

Krrkippaal se demanda un instant en quoi pouvait bien consister cet étrange travail.

— Voilà qui change agréablement des humains que j'ai rencontrés jusqu'alors.

Les deux lézards franchirent la porte.

— Bienvenue dans les Sevihcra, Krrkippaal, un haut lieu de la littérature universelle et l'endroit le plus singulier qu'il m'ait été permis de visiter.

Les Chroniques d'un lézardWhere stories live. Discover now