Mémoire du vert

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"Avec l'implant rire.INC, riez comme vous le voulez ", scandait le slogan en lettres jaunes sur l'écran géant du gratte-ciel.

Il pleuvait. Dans la nuit on entendait les sirènes de police mourir au loin. Le ciel regorgeait d'une telle noirceur que toutes les lumières palpitantes de la ville réunies semblaient incapables de l'éclairer. Même le jour S. Francisco restait sombre et étouffante : l'atmosphère polluée semblait absorber la moindre parcelle de lumière. Le bruit continu de ses artères achevait de l'asphyxier.

Brady Trumb regardait les gouttes tomber sur le verre noirci du velux de son appartement. Le salon servait aussi de cuisine et de chambre. Il vivait dans cette unique pièce de 17 m2, avec toilettes et douche sur le palier, comme tant d'autres gens ; et le velux noirci par la pollution constituait son unique fenêtre.

Brady Trumb regardait les gouttes tomber, les unes après les autres. Leur clapotis lui servait de musique : son interface audio étant en rade depuis plusieurs semaines, il n'avait plus accès aux programmes du cyber-réseau.

Brady aimait regarder les gouttes tomber. Elles ne tombaient pas au hasard, elles décrivaient une mélodie mystérieuse dont heure après heure il s'efforçait de percer le secret. Il cherchait à retrouver les émotions primitives des premiers hommes face à la pluie, lorsqu'ils la considéraient encore comme une divinité et non ce fléau porteur de maladies mortelles qu'elle était devenue. A cette époque, le monde était menaçant, mais divin. L'homme avait tué Dieu, le monde était resté menaçant, de plus il était devenu lugubre. Tout bien compté, Brady préférait le passé.


A cette pensée, son regard s'égara vers la photo froissée qu'il tenait entre ses doigts. C'était la photo d'un paysage qui avait existé : des arbres, et au sol cette espèce de moquette verte dont il avait oublié le nom. Une photo qu'il avait hérité de son grand-père. Ses couleurs étaient un peu passées, pourtant le paysage restait d'un vert qu'aucune image de synthèse ne parvenait à reproduire.

Cette photo était tout l'héritage de Brady. Son grand-père était mort aujourd'hui. C'était un des derniers à vivre sans prothèse, implant ou amélioration génétique. Il avait toujours refusé les cyber-technologies ; peut-être est-ce pour cela qu'il avait vécu si vieux, après tout... On prétendait que les améliorations augmentaient l'espérance de vie, mais qu'en était-il réellement? Brady, avec ses trente sept ans, se sentait usé. Ses implants le rongeaient de tumeurs chroniques. Il dépensait une fortune en métabols régénérants.

Soudain, il se mit à rire. Un rire artificiel, comme un hoquet, un rire de démon à ressort.
"Avec rire.INC
, disait la publicité, voyez la vie du bon côté !". Il s'était fait implanter ce rire électronique par un cyber-esthéticien comportementaliste quand sa petite amie lui avait reproché de ne pas être assez drôle. Elles étaient comme ça, les filles des techno-bars ; elles avaient suffisamment de noirceur dans leur vie, elles voulaient un peu de gaieté.

Naïvement, il avait cru que ce rire factice l'aiderait à la garder, mais elle était partie quand même. C'est son métier qu'elle n'avait pu supporter : docker dans les chantiers de l'aérostat... c'était pas une vie. Lui non plus n'aimait pas ça, mais il ne savait pas faire grand chose, c'est tout ce qu'il avait trouvé.

Brady pressa avec son pouce juste en dessous de la pomme d'Adam. Le rire se cabra, la mécanique fit entendre une vibration stridente et finalement se tut. Le système s'était déréglé avec le temps... "rire.INC vous donne l'assurance d'une remise à jour permanente pour rester à la pointe de la mode : plus de 13 millions de rires disponibles par simple téléchargement !" En revanche, ils ne remettaient pas à jour leurs appareils... Celui-ci n'était garanti que deux ans, il ne pouvait plus se le faire rembourser. Tant pis, Brady le gardait ainsi. Peut-être sa prochaine petite amie l'aimerait-elle.

Voyages oniriques : nouvelles de Science-fictionWhere stories live. Discover now