IX

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Les Webb organisèrent un petit dîner formel quelques jours plus tard et ils ne reçurent nullement leurs nièces qui avaient d'autres engagements. En revanche, Mr Stephens s'y présenta, bien que - d'après Mrs Webb - ses sœurs lui eussent demandé de les suivre. Il déclara au salon qu'il n'avait nullement envie de faire la connaissance de Lady H*** et du vicomte, la tante et l'oncle de Mr Osborne. Il n'aimait guère se mélanger à des gens trop importants et laissait cette joie à ses deux sœurs, qui ne manqueraient pas de lui raconter dans les moindres détails les splendeurs de la maison de Lady et Lord H***. Il préférait de loin les petits dîners organisés par des gens qu'il appréciait et auxquels on ne recevait que des personnes affables et de bonne société.

On dîna et on retourna au salon, mais on ne joua aucun morceau au pianoforte pendant un long moment, car Catherine et Jane étaient bien trop absorbées par les discussions qu'elles eurent avec Mr Stephens. Il leur parla - entre autres - du Vicaire de Wakefield, un roman qu'avait lu les deux demoiselles et qui leur avait fort plu. Mr Stephens leur demanda leurs impressions. Catherine ne manqua pas de dire qu'elle avait trouvé cette histoire très émouvante, qu'elle avait craint de terribles desseins pour chacun des personnages et qu'elle n'aurait pas pu imaginer meilleur mariage pour Sophia. Jane n'avait pas eu la même lecture du roman. Elle le trouvait d'une certaine manière amusant et critique sur le personnage du Dr Charles Primrose. Mr Stephens répondit que cela avait été également l'avis de Miss Davies, l'ancienne gouvernante de ses sœurs, et sa propre opinion.

- Je suis tout à fait d'accord avec vous, Miss Fairfax, le vicaire est un idéaliste, un peu trop obtus d'esprit, qui s'en sort grâce à Sir William Thornhill.

Puis Catherine se leva et déclara qu'elle avait une grande envie de jouer ce soir. Elle s'installa derrière le pianoforte et laissa Jane et Mrs Stephens poursuivre leur conversation.

- Vous me disiez que Miss Davies était l'ancienne gouvernante de vos sœurs. Est-elle établie dans une autre famille en Irlande ?

- Non, du tout... Du moins, pas à ma connaissance. Elle est anglaise, et a traversé la mer pour venir à Halloran. Elle n'était jamais venue en Irlande avant de nous connaître. Quand mes sœurs n'ont plus eu besoin d'elle, Miss Davies a trouvé une autre famille en Angleterre, mais je ne sais nullement si elle demeure toujours auprès d'elle.

- Vos sœurs n'ont donc pas gardé de liens étroits avec elle, déduisit Jane en souriant.

- Grand dieu, non ! s'exclama Mr Stephens en souriant. A mon plus grand regret, mes sœurs n'ont jamais porté à Miss Davies l'estime qu'elle méritait, surtout Sophia.

- Vous semblez l'estimer beaucoup, car ce n'est pas la première fois que vous la mentionnez dans nos discussions.

- C'est exact, Miss Davies était une gouvernante plus que compétente, dotée d'une patience hors norme avec mes sœurs. Mais je la voyais rarement, je ne passais pas autant de temps à Halloran à cette époque. Je devais poursuivre mes études et mon père me confiait déjà certaines affaires.

- Et votre père, estimait-il Miss Davies ?

- Naturellement, il aurait voulu qu'elle reste plus longtemps auprès de nous. Mais vous avez sans doute remarqué à quel point ma sœur Sophia peut être persuasive. Il y a quelques années, elle a décrété qu'elle avait parachevé son éducation et qu'elle n'avait plus besoin des services de Miss Davies, ni de sa compagnie. Mon père a alors cédé, en dépit de son affection pour Miss Davies, qui était une agréable compagne avec laquelle il pouvait converser.

Mr Stephens s'interrompit quelques secondes, et sur un ton grave et à la fois déçu il poursuivit :

- Je me souviens que son départ avait été soudain et qu'on ne m'en avait point informé. Si j'avais été à Halloran, Sophia n'aurait certainement pas obtenu gain de cause. Mais ma foi, c'est malheureusement le lot des gouvernantes. J'ose espérer que Miss Davies a la charge d'enfants qui lui témoignent plus de reconnaissance que mes sœurs et qu'elle est plus libre de voir ses parents. Vous imaginez bien que lorsqu'elle demeurait en Irlande, elle retournait très rarement en Angleterre.

- D'où était-elle originaire ?

Ce gentleman répondit à Jane que l'ancienne gouvernante de ses sœurs était née dans l'est de l'Angleterre, quelque part dans le Hertfordshire ou dans un comté voisin, mais qu'il n'était plus certain de la localité exacte. Il semblait à Jane que Mr Stephens était devenu sombre et qu'il était peut-être même agacé par ses questions, mais il changea rapidement de sujet et disserta durant le reste de la soirée sur des poètes irlandais, dont il conseilla la lecture à Jane. Il retrouva alors sa bonne humeur et Jane n'y pensa plus.

Dans le salon, les Webb discutaient avec les Campbell tout en écoutant Catherine jouer. De temps en temps, Mr Webb congratulait Miss Campbell sur son jeu, tandis que son épouse déplorait qu'elle n'ait pas plus de partitions à disposition.

A la fin de la soirée, chacun retourna chez soi. Jane se retira dans sa chambre et songea à ce dîner qui avait été très différent de celui de la dernière fois. Elle avait découvert un Mr Stephens beaucoup plus gai, qui ressemblait davantage à celui que Catherine et elle avaient connu trois ans auparavant. Sans la présence de ses sœurs - et en particulier celle de sa cadette - Mr Stephens était beaucoup plus accessible et ses manières plus engageantes. Elle n'aurait su dire si elle commençait à ressentir un certain émoi pour ce gentleman irlandais, mais il était certain qu'elle n'avait jamais rencontré un homme aussi courtois et à la conversation aussi intéressante.

Il avait un goût certain pour la littérature et la musique, et rien que pour ses qualités, elle ne pouvait que l'estimer.

Mais elle avait été troublée par son changement d'humeur soudain quand ils avaient parlé durant quelques minutes de Miss Davies. Peut-être n'avait-il pas aimé aborder trop longuement ce sujet avec elle ? Peut-être ce sujet l'ennuyait-il, malgré la bonne opinion qu'il avait de l'ancienne gouvernante de ses sœurs ? Jane tâcha de ne plus y penser et s'endormit.

Mrs Campbell, le lendemain, révéla lors du déjeuner ce que lui avait dit leur hôtesse, alors qu'on laissait les jeunes gens discuter entre eux. Son neveu lui avait expressément demandé d'organiser un nouveau dîner en présence des Campbell et de Jane. Il lui avait suggéré la date et Mrs Webb avait été surprise, car jamais elle n'avait reçu une telle demande de son neveu et elle savait ses nièces invitées ailleurs. Mais il avait affirmé que cela n'avait aucune importance, que ses sœurs ne seraient point offensées par un simple dîner en famille et entre amis à Brunswick Square, alors qu'elles se rendaient chez Lady et Lord H***. Bien évidemment, Mrs Webb n'avait rien remarqué concernant Jane et n'avait fait aucune hypothèse et aucun rapprochement entre ce dîner et la supposée inclination de Mr Stephens envers Jane.

- Jane, conclut Mrs Campbell, je suis sûre que le colonel, Cathy et moi serons en Irlande l'année prochaine et que vous nous ferez visiter Halloran. Comme cela me fait tant plaisir de vous savoir bientôt établie dans votre propre maison !

JaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant