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Voici donc le petit Persil que tu es embourbé dans un ennui aussi menaçant que d'actifs sables mouvants. La seule échappatoire qu'il te reste, ce sont ces pinces qui viennent chaque soir de tirer de là (pour mieux t'y ramener le lendemain). Naïvement, j'avais pensé que, maintenant que tes journées sont moins stressantes, tu rentrerais le soir moins stressé, moins épuisé, et pourrait enfin consacrer ton temps libre à ce qui compte pour toi. Mais, c'était un piège. Penser comme ça était un piège, et nous sommes tous deux tombés dedans.

Comme ton travail est moins épanouissant que jamais, tu as plus que jamais besoin de t'en extraire, et surtout plus que jamais besoin de trouver une autre source d'épanouissement pour compenser. Comme si tu culpabilisais de ne rien faire toute la journée, tu te sens obligé de faire quelque chose de productif le soir. C'est encore et toujours cette fichue deuxième loi de Shoncor (ou l'interprétation erronée que tu en fais). Elle reste ancrée en toi, même si ta vie actuelle dans le marais est la preuve que ses ressources peuvent clairement être utilisées autrement qu'en vue d'un résultat. Quoi que, en fait il y a bien un résultat : le profit que la falaise tire de toi, bien que tu sois inactif et improductif. Mais bon, comme toi tu n'as pas l'impression de produire de résultat, et comme ça te semble indigne de toi, tu te sens obligé de compenser. Alors, tu compenses en sacrifiant ton temps libre.

Quand les pinces te ramènent enfin à la liberté, tu brûles cette liberté sur l'autel de la productivité. C'est vrai que les choses pour lesquelles tu pourrais être utile sont innombrables ! C'est vrai que combattre l'injustice est central pour toi et pour l'image que tu te fais de toi. C'est vrai aussi que tu te sens responsables des dégâts qu'on fait Nif-Nif et Nouf-Nouf. Il faut dire que leurs calculs n'avaient pas prévu le vent, et que quand celui-ci a soufflé et soufflé, certaines tours se sont envolées. Les pauvres victimes de leur incompétence ont appelé leurs voisins à l'aide pour les aider à reconstruire, et tu t'es toi aussi porté volontaire. Mais quand toutes les tours ont été reconstruites, et après que les constructeurs aient bénéficié de tes recherches et de tes conseils pour mettre au point des tours capables de résister au vent, il t'a fallu trouver autre chose à apporter au monde.

Tu t'es mis à écrire des fascicules résumant tes apprentissages essentiels, pour pouvoir les mettre à disposition de qui en aurait besoin. Et quand ça a été fini, tu as utilisé ta nouvelle capacité de trouver des utilités à des objets trouvés pour inventer des recettes à partir des fleurs cultivées par ta maman, ou pour fabriquer des stylos à partir d'éléments des colliers musicaux qui n'étaient plus capables de faire de musique. Tu as fait à peu près tout et n'importe quoi pour te donner l'occasion d'être utile. Tu ne combattais peut-être pas forcément toujours l'injustice, mais ça restait en tout cas des choses ayant de la valeur à tes yeux. On pourrait t'applaudir, et j'ai un peu eu envie de le faire au début.

Le problème, c'est que depuis que tu ne fais plus rien dans le bourbier, il ne te prend pas moins de temps pour autant. Les heures auxquelles les pinces viennent pour t'emmener, puis pour te repêcher, restent les mêmes. Sauf que maintenant, le soir, au lieu de te reposer, tu t'actives. Tu penses consacrer du temps à des choses importantes pour toi, mais en fait tu prends pour ça du temps qui pourrait être consacré à ce qui est encore plus important pour toi, comme par exemple parler avec moi. Tu es stressé de penser à tout ce que tu as prévu de faire, et à tout ce que tu pourrais faire mais n'a pas le temps de faire. Tu as moins de temps que jamais pour penser à toi et devenir toi. Tu penses être plus toi-même que si tu ne faisais rien d'autre que te laisser embourber par tes journées d'ennui, mais au final tu es moins toi-même que si tu pouvais prendre le temps de penser à ce que ça signifie pour toi que d'être toi-même.

C'est un dilemme impossible. Comme s'il fallait choisir entre te construire abstraitement ou concrètement, mais qu'en même temps l'un ne pouvait pas aller sans l'autre. L'idéal, bien sûr, la seule solution en fait, serait d'avoir l'occasion de te construire (au moins concrètement) à travers ton travail. Je veux bien accepter que le job de rêve n'existe pas ; surtout pas pour toi. Mais est-ce que ça veut dire pour autant que tu dois accepter de faire de ta vie des choses qui n'ont pas de valeur à tes yeux ? Parce que là tu ne fais quasiment rien ; mais quand tu fais des choses sans importances ça ne change pas fondamentalement la donne. Franchement, j'ai de plus en plus de mal à voir comment il pourrait être possible à qui que ce soit de s'épanouir. Mais en même temps, tu ressens cette impression d'en avoir le devoir. J'aurai bien une ou deux idées sur comment échapper à ce dilemme, mais pas sûre qu'elles ne te conviennent.

Il y a ton ami Pigment, qui semble faire partie de la famille de ceux qui échappent au dilemme en se créant des handicaps. Le pauvre a perdu (ou abandonné) sa couronne de cheveux. En écrivant, il a fait une erreur fatale qu'il pourra désormais blâmer pour tout le reste. Il a offensé la reine Inertie, par des propos dont il ne pouvait ignorer qu'ils causeraient cet effet. Peut-être l'a-t-il fait par conviction profonde, sachant pertinemment que la reine ferait détruire sa couronne de cheveux et interdirait à quiconque (non, pas juste ta collègue) de lire ses écrits. Peut-être aussi aurait-il pu faire un effort et ajouter quelques onces de subtilité qui auraient permis à ses écrits de se frayer un chemin jusqu'à leur public en diffusant ces mêmes messages. Le problème, c'est qu'écrire est hasardeux et que ses écrits auraient probablement eu du mal à se frayer ce difficile chemin. Au moins, avec cette erreur fatale, Pigment pourra à tout jamais attribuer une cause unique à son manque d'épanouissement. Il pourra se dire "Si ce n'était pas arrivé, j'aurai réussi". Je crois que beaucoup se créent des handicaps comme lui : un mot de travers, une décision pas terrible, un oubli impardonnable... C'est si facile de faire une erreur impardonnable ; tellement plus que d'accepter de se confronter à la difficulté réelle que représente la quête impossible de l'épanouissement.

D'autres ne se créent pas des handicaps, mais plutôt d'autres devoirs ; ce qui revient au final exactement au même. Et, parmi ces autres, il semble y avoir Yuzu, dont je n'aurais jamais pensé ça. Je ne pensais pas qu'elle abandonnerait si vite, ou même qu'elle abandonnerait. Elle semblait si déterminée à réussir, si prête à sacrifier tant de choses pour ça. Mais finalement, elle devait pressentir que réussir ne suffirait pas à la rendre heureuse (à moins que ce ne soit toi, Persil, qui l'ait aidée à en prendre conscience). Tu n'arrives pas à y croire : Yuzu va avoir un bébé ! Entre parenthèses, ne va pas t'imaginer que sa grossesse de change quoi que ce soit à ta situation à toi. Même si Yuzu n'est plus là pour avoir intérêt à ce que tu restes embourbé à ne rien faire, quelqu'un d'autre viendra prendre le relai pour tirer parti de tes pataugements stagnants. Elle sera remplacée par un autre manager, mais toi tu seras contraint de rester, et l'autre t'incitera tout autant à tenir ta langue et à ne rien dévoiler de ton ennui.

Pour en revenir à notre propos, Yuzu va donc mettre au monde un petit être entièrement dépendant d'elle. Elle pourra se dire que sa mission est de faire en sorte qu'il puisse s'épanouir une fois devenu grand (et même avant). Par contre, elle sera bien incapable de lui expliquer pourquoi elle-même elle n'aura pas été capable de s'épanouir professionnellement. Ou bien, elle lui répondra que l'épanouissement professionnel n'est pas le plus important, et que c'est en l'aidant lui à s'épanouir qu'elle s'épanouit elle (comme si ce n'était pas fichtrement tautologique et possiblement une chaîne sans fin et donc sans but). Mais au fond d'elle, elle pourra se dire que si elle n'avait pas choisi de lui accorder la priorité à lui, elle aurait été capable de s'épanouir professionnellement. Bien sûr, elle va arrêter de travailler seulement pendant quelques temps (pour mettre au monde cet enfant et l'accompagner les premiers temps) puis elle reviendra travailler ensuite. Mais elle aura d'autres préoccupations en même temps, d'autres priorités, et son envie de réussir se fera moins forte ; son sentiment d'obligation de succès sera moins fort.

Ou peut-être que je fais complètement fausse route. Peut-être que Yuzu reviendra plus déterminée que jamais, et qu'elle aura besoin de prouver à son enfant, à travers son propre exemple, qu'il est effectivement possible de s'épanouir professionnellement. En fait, c'est tout à fait son genre ! Mais même si c'est ce qui arrive ; elle aura toujours cette solution de repli, quand elle se rendra compte que la réussite ne suffit pas à l'épanouir. Elle pourra toujours se rabattre sur l'idée qu'elle s'épanouit déjà par sa vie familiale et que le professionnel est devenu secondaire. Elle aura toujours une excuse facile à disposition dans l'idée que, si elle n'avait pas eu d'autres obligations, elle aurait pu atteindre ce chimérique épanouissement professionnel. On en revient toujours à ces fichus handicaps, même si un enfant sera toujours milles merveilleuses choses avant (ou en même temps) qu'un handicap. Le principe subsiste : s'épanouir semble impossible, mais trouver de bonnes excuses pour ne pas y avoir réussi est infiniment aisé. Enfin, j'écris "mais" comme s'il y avait une contradiction, alors que c'est peut-être justement le fait que l'épanouissement soit impossible qui rend si facile de trouver des excuses pour avoir échoué. Est-ce pour autant la seule solution ? J'ai envie de croire que non.

Titre provisoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant