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Ultralicides ; voilà ce que sont ceux qui se croient extralucides. Enfin, ultralucides sur un tas de choses, mais certainement pas sur leur propre fonctionnement. Mais reprenons là où je m'étais arrêtée, ou peut-être même un peu avant. Tu avais pris un jour de congé. Prendre un jour de congé, c'est quand on est débordé qu'on en a le plus besoin ; mais c'est justement là qu'on en a le moins les moyens. Tu avais peur que cette journée volée (bien qu'elle ait en fait été une journée prise de plein droit) soit à double (ou triple) tranchant. Il y avait le jugement de Yuzu et de la falaise : ceux qui pensent que ne pas venir à une soirée est une trahison, et que s'offrir un jour au milieu de la cohue est un abandon du navire. Et il y avait ton propre jugement : le Persil de demain qui en voulait d'avance à celui d'hier de lui laisser double ration de travail.

Comme si un jour pouvait changer quoi que ce soit, au point où vous en étiez ! Sauf qu'en fait, ce jour a effectivement tout changé. Pourtant, ça n'avait strictement rien à voir avec ton jour de congé, mais tout à voir avec la prêtresse extralucide (ou ultralucide). Que tu aies ou non été là pour assister à l'écroulement, ça n'aurait pas fait la moindre différence. Mais, pourtant, ne pas avoir été là crée une étrange impression. Tu pars un soir, serein (enfin, autant que tu puisses l'être), et quand tu reviens tout a changé. Au moins, tu ne vas pas crouler sous la double ration de travail que tu craignais. En fait, il n'y a quasiment plus le moindre travail. D'ailleurs, ça risque très vite de devenir un problème ; mais un d'un tout autre genre.

Ce qu'il s'est passé, ce n'est même pas dans le bourbier que ça s'est passé. Tu as l'impression de n'avoir pas été là pour assister à l'écroulement, mais il n'y aurait de toute façon rien eu auquel assister, car tout se passait ailleurs. Pétra la prêtresse n'a strictement rien à voir avec votre bourbier, et n'a aucune intention d'y mettre un pied ou ne serait-ce que de laisser son odeur s'approcher d'elle. Passant ses journées assise sur l'un des rochers flottant sur l'Absurdité, elle dessine des formes sur l'eau avec de la graisse absolue, et attend des révélations. Si ces révélations sont souvent des inepties, elles sont aussi parfois de vraies prémonitions. Mais ne va pas voir un quelconque pouvoir là dessous, si ce n'est le pouvoir d'observation.

De son rocher idéalement placé, Pétra voit absolument tout. D'ailleurs, le rocher qui semble flotter sur l'Absurdité ne flotte évidemment pas. C'est juste un rocher posé sur d'autres rochers. De la même manière que les révélations de Pétra n'en sont pas ; ce sont juste des idées découlant d'autres idées. Toi aussi, si tu passais tes journées tranquillement assis sur un rocher à observer le monde et réfléchir tranquillement, tu aurais de temps en temps une idée de génie ! Voilà ce qu'est Pétra ; une prêtresse qui confond intelligence et sorcellerie ; un être observant qui se méprend sur la source de son intuition et répand à tout va des superstitions. Ça exaspère la petite mouche que je suis, parce que les gens comme elle sont de plus en plus nombreux, et qu'à cause d'eux les humains préfèrent se tourner vers des formules incantatoires que s'entretenir avec des insectes comme moi.

Quoi qu'il en soit, cette représentante (parmi tant d'autres) de la simplification ambiante, non contente de réduire la complexité du monde par la superstition (ce qu'elle ferait mieux de s'abstenir de faire), a aussi, cette fois-ci, simplifié la vie de pas mal de ses concitoyens d'une manière totalement pratique et pragmatique (que je ne peux que louer). Il fallait y penser, et c'est elle qui l'a fait. Elle a probablement évité une révolution, dont toi, Persil, aurais à coup sur été l'un des boucs émissaires. Tous ces pauvres gens attendant une tour dans laquelle résider, et complètement dépendants de toi (qui est toi même complètement dépendant de Nif-Nif et Nouf-Nouf, eux-mêmes bien sûr complètement dépendants de Shoncor et des limites qu'il leur impose) n'ont, grâce à cette prêtresse, plus à attendre.

Pourtant, elle n'a pas usé de sorcellerie pour faire pousser des tours. Elle n'a pas eu besoin de ça ; pas eu besoin de la moindre goutte de bave de crapaud ou de graisse absolue. Elle a juste conseillé aux gens de piocher des pierres dans l'Absurdité avant que celles-ci ne finissent dans le bourbier. Pourquoi donc auriez-vous le monopole sur la construction d'édifices en pierre ? Certes, c'est toi qui en avais eu l'idée ; mais les idées appartiennent à tous (sauf quand un ministère se les approprie, ou autres exceptions du genre). Pourquoi se laisser être dépendant du bourbier quand on peut construire sa propre tour ? Voilà la question que la prêtresse à posée, et c'était là la fin de ta quête. Enfin, dans les faits du moins.

Officiellement, ta quête n'est pas finie. Peu importe que plus personne ne vous réclame de tour et que toutes les constructions en cours aient été interrompues. Le bourbier t'a engagé, et ta quête est toujours de trouver une utilité aux objets repêchés. Sauf qu'à présent, ta quête est bien plus facile. Ultralucide, tu sais parfaitement l'être toi aussi, du moins dès que tu as un peu de temps devant toi. Dégagé du chaos de la construction, tu as pu chercher une nouvelle idée pour faire usage des pierres du bourbier. Pas besoin de plonger très loin dans les profondeurs de ton esprit ; il a suffi de savoir observer. Nulle intuition mystique, juste une oreille tendue. Celle-ci t'a permis de détecter que beaucoup de gens n'aiment ni nager ni plonger (les effets secondaires et la médication du requin leurs sont restés en travers de la gorge), et que la politique du moindre effort a de plus en plus de partisans (le ministère du Bien-être y est probablement pour quelque chose). Pourquoi s'embêter à trouver une nouvelle idée, quand tu peux te contenter de revendre les pierres à ceux qui veulent construire leur propre tour ?

Nif-Nif et Nouf-Nouf t'ont lâché du jour et lendemain, eux aussi assez ultralucides (comme quoi, tout le monde peut l'être quand les conditions sont réunies) pour sentir le vent tourner. Ils ont décidé de se reconvertir en professeurs de construction, et n'importe qui peut aller suivre leurs cours avant de construire sa tour. N'ergotons pas sur la qualité du monde qui est en train de se construire sous tes yeux ; après tout, elle est probablement quand même préférable à celle du monde en carton qui lui précédait. Naf-Naf, quant à lui, est bien content que les briques ne se trouvent pas si facilement dans la rivière, mais bien embêté que tout le monde semble préférer les pierres. Les briques sont plus résistantes, mais ne font pas le poids face à la dimension de personnalisation et d'auto-satisfaction omniprésente dans les ouvrages issus de l'idée de la prêtresse. Leur tour s'écroulera peut-être, mais ce sera pleinement leur tour.

Et toi, quand est-ce que ce sera ton tour ? Quand est-ce que ce sera ton tour d'avoir quelque chose qui soit pleinement tien, si ce n'est le jour où je finirai enfin ce livre pour le déposer entre tes mains ? Ta quête t'a été arrachée, et tu n'as plus que l'infini des journées qui s'étendent devant toi. Tu dois vendre des pierres qui se vendent toutes seules, et tu te sens absolument inutile. Finalement, tu préférerais encore être débordé. Quoi que, au moins, tu es désormais dégagé du fardeau mental que représentaient ces gens comptant sur toi et que tu ne pouvais que décevoir.

Mais tu as un autre fardeau mental désormais : celui du secret. Yuzu t'a mis en garde dès que tu lui as annoncé que les pierres se vendaient si bien : il ne faut pas que ça se sache. Toi, tu étais excité comme une puce, souhaitant informer le marrais que tu n'avais plus rien à faire, et saisir l'occasion pour qu'ils te confient de nouvelles tâches potentiellement plus intéressantes. Elle n'a pas manqué de te poser la question : « Mais que se passera-t-il s'ils n'ont rien d'autre à te confier » La réponse, tu la connaissais, et elle te convenait. Si le marais n'a plus rien à te faire faire, il se débarrassera de toi, plus aucune pince ne t'agrippera le matin, et la falaise devra te trouver une nouvelle quête potentiellement plus intéressante. La réponse, tu la connaissais, mais tu savais qu'elle ne convenait pas à Yuzu. C'est pour ça que tu ne peux pas avoir d'avenir sur la falaise ; la seule progression possible te conduirait à finir comme elle. Yuzu qui, malgré ses grandes oreilles de lutin, ne peut plus recommander. Elle peut toujours faire semblant de recommander, mais elle ne peut plus réfléchir à ce qu'elle devrait recommander, car elle doit avant tout réfléchir à ce qu'il lui est profitable de recommander.

Yuzu, comme tous les managers, n'est pas une recommandatrice ; c'est premièrement une vendeuse. Il se trouve que ce qu'elle vend, c'est du Persil. Et il se trouve aussi qu'elle a tout intérêt à convaincre n'importe qui de t'acheter, y compris ceux à qui te seras totalement inutile. Qui plus est, toutes les rayures séparant ton haut de forme du sien ne suffisent pas à te protéger de devenir un vendeur toi aussi. C'est toujours le même dilemme : vouloir bien faire, ou vouloir réussir. Tu veux bien faire, ce qui impliquerait de toujours être utile. Elle attend de toi que tu agisses comme quelqu'un qui veut réussir ; c'est à dire comme quelqu'un qui fera toujours passer les intérêts de la falaise avant le souci de bien faire. Et, en se moment, ça se traduit par passer des journées empêtré dans un bourbier où tu n'as strictement rien à faire et absolument aucune utilité, mais surtout sans t'en plaindre à ceux qui t'entourent.

Titre provisoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant