BG

16 4 6
                                    

Gardons-nous de penser que les catastrophes feraient nécessairement ressortir la meilleure part de chacun. Travaillant à longueur de journées avec Xérès et ses envies d'héroïsme, tu pourrais presque finir par croire à ce mythe. Je suis parfois tentée moi aussi, de penser que ma pensée peut te sauver des dangers qui te guettent à chaque recoin du quotidien (et aussi dans les moments plus exceptionnels). Mais l'héroïsme est un mythe dangereux ! Premièrement, parce qu'il est un mythe faux (et que toutes les fausses croyances deviennent à terme dangereuses) et deuxièmement, parce que l'envie d'héroïsme pousse à rechercher le danger (ou du moins à le laisser grandir).

Le chaos ferait naître des héros ? Vraiment ? Quelle blague ! Parce que, du chaos causé par l'Absurdité, je ne vois émerger rien d'héroïque. Tout au contraire. Pour commencer, il y a le requin. Celui-ci, si tu veux mon avis, est le genre d'animal qui inspire des rumeurs comme celle des lutins jetant volontairement des pierres dans la rivière. Je ne veux pas dire qu'il en est à l'origine ; juste que l'existence d'êtres comme lui justifie (du moins en partie) qu'on puisse penser des choses pareilles. Si le requin avait un haut-de-forme, il aurait probablement pu créer ce genre de catastrophes. Mais le requin n'est pas un lutin ; c'est juste un requin. Un requin qui pour l'instant n'a créé aucune catastrophe, mais s'est juste contenté d'en laisser grandir afin d'en tirer profit.

Pendant que tu t'échines à préparer le carton imperméable qui sera le matériau de l'avenir et la solution contre les futurs débordements de l'Absurdité, d'autres doivent bien s'occuper de trouver une solution à l'inondation actuelle. Apprendre à nager n'était qu'une solution temporaire, pour survivre le temps de trouver comment se débarrasser de toute cette eau. Et il se trouve que le requin savait comment se débarrasser de l'eau ! Il le savait depuis le début, mais il ne vous l'a pas dit tout de suite. Il a préféré vous apprendre à vivre sous l'eau, pendant que vous croyiez tous que l'inondation était à envisager à long terme et qu'une vie adaptée (c'est à dire sous-marine) serait plus profitable qu'un surnagement en attendant.

Pendant des semaines, le requin a donc donné des cours de plongée sous-marine, concurrençant les lutins et leur brasse à la surface. Bien entendu, il s'est fait payer pour ses services ; et au prix fort. Mais peux-tu le lui reprocher, quand tes collègues ont fait exactement de même ? Peux-tu lui reprocher, en sachant que tu aurais toi aussi fait de même si la falaise te l'avait ordonné ? La petite mouche que je suis pense que, par temps exceptionnels comme ceux-ci, les cours de natation devraient être distribués gratuitement (aider ceux qui sont en danger restant un devoir moral). Mais je ne suis peut-être qu'une mouche naïve, et il est vrai qu'en suivant ce raisonnement le carton dont vous vous protégez et vous nourrissez devrait lui aussi être distribué gratuitement. Soit ; je serai prête à aller au bout de ce raisonnement, car c'est ainsi que les choses vont dans le monde des mouches (où tout est pris gratuitement et où tout le monde s'en porte très bien).

Mais ce n'est même pas le problème ! Que le requin ait facturé ses cours de plongée, c'est une chose. Mais ce qui est encore plus choquant, c'est qu'il l'ait fait en sachant très bien ce qui allait se passer ensuite. Il savait non seulement qu'apprendre à plonger allait vous affecter, mais il savait aussi comment vous protéger de ces effets. Il aurait pu ne jamais vous apprendre à plonger et directement faire que l'eau s'en aille ; et il aurait dû. Il a préféré attendre ; attendre que ses coffres soient remplis au maximum, puis attendre que les symptômes soient à leur maximum pour que vous payiez plus cher encore sa prochaine solution. Il a préféré laisser la catastrophe grandir pour avoir l'occasion d'être héroïque ! Après tout, plus vous avez besoin de lui et plus vous êtes prêts à le payer.

Et toi, Persil, tu as fait comme tout le monde. Tu as passé tes journées à travailler à l'imperméabilisation du carton, et tes soirées à apprendre à nager en profondeur (parce qu'il faut bien vivre en attendant le futur qui se prépare). Tu as commencé en même temps que les autres à ressentir certaines transformations. Il est d'ailleurs très intéressant que les symptômes n'aient pas été les mêmes pour tous. Il y avait ceux qui commençaient progressivement à se changer en requins (poussées de dents et d'ailerons au renfort). Et il y avait ceux comme toi, qui développaient le mal de rivière (maux de ventre et jets de vomi au programme). Nager sous l'eau ne semblait décidément pas fait pour vous, mais quelle alternative aviez-vous ?

Vous n'en aviez aucune, même si certains pensaient en avoir une. Un groupe de résistants s'était formé, autour des idées d'une certaine Pétra qu'ils avaient désignée comme leur prêtresse et dont ils buvaient les inepties comme ils buvaient de la graisse absolue (j'ai en effet constaté que ces gens se trouvaient essentiellement être des consommateurs de cette substance, mais j'ignore si c'est la graisse absolue qui les a poussés à croire des sornettes, ou si c'est parce qu'ils croyaient facilement aux sornettes qu'ils buvaient de la graisse absolue en premier lieu). Ils avaient beau professer des valeurs que tu partageais (refusant que l'humanité ne devienne malade ou ne finisse transformée en requin), ils croyaient quand même n'importe quoi ! Ils croyaient en l'héroïsme comme ils croyaient en la graisse absolue, et surtout ils avaient une incapacité totale à abandonner la moindre de leurs croyances, même après que Shoncor leur ait d'une certaine manière donné tort.

Pour commencer, ces résistants étaient convaincus que l'Absurdité était une force agissante qui avait volontairement choisi de déborder pour détruire le carton. Mais bien sûr ! Comme si l'Absurdité était aussi réelle que Shoncor, Inertie ou Patience ; et pas simplement une rivière ! Comme si la cause de l'inondation n'était ni les pierres, ni les fruits, ni le dragon ; mais la révolte de l'Absurdité. Ces espèces de religieux laïques, sous les chants de Cloche qui était bien évidemment devenue leur égérie et la porte-parole principale de Pétra, avaient choisis de vénérer l'Absurdité et de voir l'inondation comme l'occasion de créer un nouveau monde délivré de l'emprise du carton.

Encore une fois, ces gens te mettaient dans une position difficile, car tu étais seulement partiellement en accord avec eux. D'accord pour créer un nouveau monde délivré de l'emprise du carton. Mais pas d'accord pour vénérer l'Absurdité et chercher un moyen de vivre en harmonie avec elle et ses débordements ! Non seulement tu souhaitais renvoyer l'Absurdité dans son lit, mais surtout tu étais insupporté par le traitement que ces gens infligeaient à Shoncor. Ils voulaient bien croire en l'Absurdité, mais ils refusaient de croire en Shoncor, ou alors ils croyaient en une version complètement déformée de lui et de ses lois. Et je ne parle même pas des dix lois de Shoncor gravées dans le carton, mais des autres lois, tellement élémentaires que Shoncor n'a jamais pris la peine de les faire écrire.

C'est vrai que Shoncor n'a jamais énoncé clairement de principe de linéarité. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Comment Shoncor pourrait-il être si sa linéarité n'était pas ? Que resterait-il alors de lui ? Aurait-il toujours une signification ? Curieusement, tout ça me rappelle l'une de vos conversations à tous les deux. Te souviens-tu ? Shoncor t'avait avoué manquer de mémoire et ignorer si son arrivée précédait celle de la matière, et si quoi que ce soit avait pu exister (ou encore moins bouger) avant lui. Quoi qu'il en soit, et même si la question peut faire débat, ces croyants ont tort ! Ils ont tort parce que pour eux la question ne fait pas débat ! Pour eux c'est tout vu que Shoncor est de forme circulaire, et tout vu que le renoncement à la dictature du carton et à ses prophéties ne peut se faire qu'en adhérant à leurs propres prophéties (et donc à leur propre dictature).

A quoi bon détruire un système clos et préfabriqué au prétexte qu'il est emprisonnant, si c'est pour le remplacer par un autre système clos et préfabriqué ? Ne doit-on pas plutôt aspirer à un monde que l'on pourrait penser, que l'on pourrait remettre en question, que l'on pourrait forger puis modifier ? C'est ce que tu as essayé d'expliquer à ta tante mais, refusant d'essayer de comprendre, elle a préféré s'énerver et t'insulter, te répondant violement : « Toi qui passe ton temps sur la falaise des fadaises, tu as choisi ton camp. Est venu le moment déterminant où l'humanité doit choisir entre le carton et l'amour, et j'espère qu'elle ne fera pas le même choix que toi. » Non, les catastrophes ne rendent pas héroïque ! Elles donnent surtout envie de se ruer (pour se réfugier) dans la première croyance rassurante venue. Toi, Persil, tu es quelqu'un qui ébranle les certitudes en posant les questions qui fâchent. Mais ça ne te rend pas héroïque pour autant : juste incompris, désagréable et frustré.

Titre provisoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant