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Influencé par l'image que tu as de Shoncor (lui qui incessamment te fait patienter), tu as conclu qu'il se foutait de ta gueule, et tu l'as renvoyé. C'est assez facile, de renvoyer Shoncor : il suffit de s'activer, de s'agiter, de choisir une tâche et de s'y atteler. Toi, tu t'étais mis à faire le ménage dans ta chambre. Pendant ce temps j'essayais d'attirer ton attention ; je voulais parler avec toi de ce qu'il venait de se passer. Je voulais te montrer les nouveaux grains de brillance qui étaient apparus sur ton visage, et réfléchir avec toi à l'énigme soulevée par Shoncor. Mais tu ne voulais pas parler avec moi ; tu ne voulais pas réfléchir. De toute façon, je ne crois pas que nous aurions pu trouver la solution à nous seuls.

La solution, c'est ta tante qui nous l'a apportée. Cette tante Cloche pour qui (il faut le dire) tu n'as jamais eu très grande estime. Cette tante qui n'a jamais ambitionné d'avoir un serpent-couronne comme le tien, ou aucun autre type de couronne digne de ce nom à tes yeux. Cette tante qui ambitionne d'avoir une couronne en or ; ou plutôt qui rêve d'une couronne en or (car l'ambition ne peut être le terme adéquat que pour les choses un tant soit peu réalistes). Une couronne en or, c'est une couronne à laquelle est accrochée un masque (en or lui aussi) qui cache la moitié du visage. Ta tante Cloche, comme beaucoup, est de ceux qui rêvent d'une couronne en or, et de l'admiration générale qui se porte sur ceux qui en portent. La plupart, mais pas tous, et surtout pas toi, Persil.

Car, pour toi, s'intéresser aux porteurs de couronnes en or serait aussi vain que boire les sirops apportés par le facteur. Les deux partagent la même tare : l'éphéméréité. Tu ne vois vraiment pas l'intérêt qu'il peut y avoir à rêver de quelque chose qui ne durera pas, ou à s'intéresser à quelque chose qui bientôt ne nous intéressera plus. Comme s'il était possible que quoi que ce soit dure vraiment ! La seconde raison pour laquelle tu méprises les couronnes en or, c'est qu'il est presque impossible de voir si, sur le visage de ceux qui en portent une, brillance ou non il y a. Même s'il y en avait, elle serait presque entièrement cachée par le masque. Cloche passe ses journées à chantonner en espérant que sa voix lui décrochera un beau jour une de ses couronnes en or tant prisées. Mais, même si cela est à tes yeux et aux miens complètement cloche, c'est quand même ce qui lui a permis de t'apporter la réponse à la devinette de Shoncor.

Elle est venue vers toi en chantonnant : « Mon beau Persil, roi des brillants, qui gâche ton humeur ? » Elle te connaît assez pour savoir que, si tu prends le temps de nettoyer ton environnement, c'est que quelque chose cloche. Le nettoyage partage avec les couronnes en or ce caractère d'éphéméréité qui te rebute tant. Et, comme tu avais refusé de me parler à moi, tu avais besoin de parler. Alors, tu lui as tout raconté. Tu lui as raconté, presque mot à mot, la conversation que tu venais d'avoir avec Shoncor. Et elle s'est bien moquée de toi !

« Et après ça, c'est moi la cloche ? » a-t-elle demandé entre deux éclats de rire. « Mon pauvre Persil. Tu n'as aucune raison d'être énervé contre Shoncor. Il ne s'est pas moqué de toi : il t'a donné la réponse à la question que tu posais. » Il faut dire que c'était facile à deviner pour elle car, la concurrente de Shoncor, elle la connaît bien. Elle aussi fait partie de ses disciples (Shoncor avait donc raison, tu en connais). La réponse était simple ; Shoncor te l'avait donnée. « Patience. C'est la réponse à la question. Je sais que tu ne la connais pas de très près, a plaisanté Cloche, mais quand même, c'est évident ! » C'était évident en effet ; pour tous ceux qui n'ont pas constamment le nez dans le guidon comme toi. Pour tous ceux à qui Patience a offert un tant soit peu de ses ressources.

C'est là que tu as réalisé que tu ne pourrais jamais contrôler Shoncor ; pas si c'était là le prix qu'il devait en coûter. Etre un esclave de Shoncor, c'était beaucoup moins méprisable selon toi qu'être un disciple de Patience. Parce qu'ignorer Shoncor, ce n'est pas voir du contrôle sur lui ; c'est tout le contraire. Ta tante Cloche est très jolie, malgré son manque de brillance, car des lueurs éclairaient constamment son visage. Mais à quoi bon les lueurs si elles n'ont pas de raison d'être ? A quoi bon l'espoir s'il n'est pas fondé ? A quoi bon ne pas se laisser malmener par Shoncor, si c'est pour risquer de faillir à répondre aux exigences de sa deuxième loi ?

Si la première loi signifie vraiment, comme il l'a sous-entendu, que devenir un disciple de Patience est le seul moyen d'être libre, tu préfères renoncer à être libre. Ta tante Cloche est libre, mais elle désobéit à la deuxième loi, dilapidant sans cesse les ressources de Shoncor en vain. Tu as essayé d'expliquer tout ça à Cloche, et, encore une fois, elle s'est moquée de toi : « Deuxième loi de Shoncor : Chacune de ses ressources ne peut être utilisée qu'en vue d'un résultat. Ne crois-tu donc pas, Persil, que la joie soit un résultat ? Je suis joyeuse. Ce n'est pas ton cas. » Tu n'as pas su quoi lui répondre.

Plus tard, tu en as reparlé avec moi. Tu m'as avancé que le monde ne pourrait pas tourner si vous étiez tous comme Cloche. Comment Cloche et les autres disciples de Patience pourraient-ils survivre si d'autres n'étaient pas là pour leur apporter leur ration quotidienne de carton ? Si tout le monde ne faisait qu'attendre, rien n'arriverait jamais. L'attente ne peut fonctionner que quand certains sont là pour la combler. Ta famille est là pour Cloche, ce qui fait qu'elle peut se permettre de dilapider son temps en ne recherchant d'autre finalité que la joie. Cloche ne vit que pour la joie : pour l'avoir en elle, et pour la partager. En vérité, ce n'est pas seulement de Patience qu'elle est disciple ; c'est avant tout de la joie qu'elle est folle.

Si Cloche adore Patience, c'est parce qu'elle l'aide à gagner de cette joie qui peut se voir à la couleur de ses yeux. Toi, tu n'as que faire de la joie ; alors, tes yeux restent noirs, quand ceux de Cloche sont roses comme la joie qui les irradie. Toi, tu penses que la joie ne doit pas être prioritaire. Après tout, elle ne peut exister sans certains prérequis, dont le carton. Toi, au moins, tu contribues, à ton niveau, à permettre la fabrication de ce carton dont Cloche, toi, et tous les autres, avez besoin. Mais pourtant, tu ne te sens pas forcément plus utile qu'elle.

Tu te sens inutile, parce que je suis constamment près de ton oreille à te rappeler qu'il devrait exister une meilleure option que le carton, et que, même en restant sur du carton, il y aurait des moyens plus efficaces de permettre sa création. Parce que je suis constamment près de ton oreille à te rappeler que le carton pourrait tout à fait exister sans toi, et que la seule chose à laquelle tu contribues vraiment c'est à entretenir un système absurde qui ne profite à personne. Parce que je suis constamment près de ton oreille à t'empêcher d'être heureux ; à t'empêcher de te satisfaire de ce qui est. Mais j'entretiens ta brillance. Tu m'as choisie moi, ta petite mouche, plutôt que la joie. Tu m'as choisie moi, avec les rappels désagréables qu'implique ma présence à tes côtés. Car ce que tu estimes plus important que la joie, ce n'est pas le carton : c'est la brillance.

Tu m'as alors avoué ce que tu penses vraiment, et que j'avais déjà deviné depuis longtemps : la joie sans brillance ne vaut pas grand chose à tes yeux. Mais tu restes parfaitement incapable de le justifier. Tu trouves qu'un visage comme le tien, brillant mais aux yeux noirs, reste plus beau qu'un visage comme celui de Cloche. Cloche avec ses yeux tous roses et son visage illuminé de lueurs d'espoirs mais quasiment dépourvu de brillance ; tu trouve ça moins joli, c'est tout. Tu sais qu'il en est ainsi dans ton échelle de valeur, mais tu n'as pas d'arguments sur lesquels appuyer cette échelle de valeurs. Peut-être que c'est justement ce qui définit une valeur. Peut-être qu'une valeur, c'est juste ce à quoi tu choisis d'accorder de la valeur, et qui par là devient premier. Qu'est-ce qui pourrait justifier une valeur, sinon une autre valeur ? Il y a là quelque chose d'arbitraire, qui fait que Cloche vit avec Patience et pour la joie, et toi contre Shoncor et pour la brillance.

Titre provisoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant