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Nonobstant leur croyance d'une nature prédéterminée à la naissance, les illuminés (sur lequel le requin base maintenant toute sa politique de bien-être) sont convaincus que nous conservons le contrôle de notre humeur. Jamais facilement bien sûr ; parfois en ayant besoin de l'aide d'un peu de la magie de la graisse absolue, et d'autres fois en travaillant sur soi. C'est justement ce travail que le requin attend de toi ! Rien de nouveau sous la falaise ; c'est déjà ce qu'attendaient de toi Yuzu et ses entretiens, ou encore Colchique et ses moules à gâteaux ! Etre plus positif, cesser d'être insatisfait, devenir un peu plus Cloche et un peu mois toi, ajouter de la roseur dans tes yeux et des angles morts dans ton esprit.

Aucune fée (sauf la graisse absolue) ne peut faire disparaître ton problème. Le seul moyen, ce serait d'accepter de te rendre, mais je préfèrerais encore que tu écrabouilles de tes doigts la mouche que je suis (ce qui reviendrait strictement au même). Oui, je préfère encore que tu sois sans cesse confronté à de nouveaux incidents révélateurs de ce problème sous-jacent, et que tu continues inlassablement de décevoir tout le monde sur ce point. C'est peut-être un point de vue extrême, mais je l'assume. Si tu cherchais à voir les choses plus positivement, tu serais plus heureux, et les autres seraient plus heureux de toi, et tu aurais moins de causes d'insatisfaction, et tu verrais les choses plus positivement, et tu créerais un cercle vertueux. Très bien. Peut-être. Je n'ai rien contre la positivité en soi. Mais j'ai tout contre le fait que ces gens cherchent à t'imposer un mode d'être et à te dicter ton chemin existentiel ! Surtout, j'ai tout contre le fait qu'ils se permettent de te dire comment penser ! Les écouter, ne serait-ce pas la pire erreur que tu puisses faire ? Ne serait-ce pas le meilleur moyen de gâcher ta vie ? Ou en tout cas le meilleur moyen de la vider ?

Toi et moi, nous nous étions fixé un but à ton existence. Implicitement peut-être mais, pour moi, après tout ce que nous avions traversé et tous ces mots alignés sur le papier, ça avait fini par devenir une évidence. Oui, à force de tourner en rond, nous avions trouvé une issue. Il n'y avait pas besoin de déterrer ta soi-disant nature pour trouver un sens à ton existence. Le sens était justement que, n'ayant pas de nature prédéfinie, nous allions pouvoir passer notre vie à te créer, te forger, t'écrire. Nous devions passer ta vie à t'écrire, mais il était hors de question que qui que ce soit d'autre prenne la plume (ou la machine à écrire) !

Nous avions trouvé une issue ; même si elle était un peu sans-issue. Il y avait certes toujours la question du couvre-chef, la nécessité d'en porter, et la difficulté à trouver celui qui te serait le plus seyant ou le moins lourd. Mais, au moins, nous avions compris une chose essentielle : le couvre-chef était un moyen et, même sans avoir trouvé le meilleur, tu restais maître de ton existence et vivant une vie chargée de sens ; tant que tu continuais à te créer et que nous continuions à t'écrire. Ton père aurait probablement pensé que penser de cette façon était avoir accepté l''échec, mais peu importe. Moi, je pense que nous avions raison.

Peut-être ais-je quand-même quelque peu exagéré, du moins si j'ai suggéré qu'il y avait quelque chose de complètement péjoratif et une absence totale da valeur dans la notion de "moyen". Plus qu'un simple moyen de subsister, le couvre-chef (couronne, haut-de-forme ou quel qu'il soit) contribue à la création de Persil par les expériences qu'il te permet de vivre et qu'il me permet d'analyser. Mais, dans tous les cas, c'est un moyen. Ton père est dans l'erreur en pensant que travailler doit être la fin de notre existence. Mais le plus fourbe, tordu, vicieux, c'est que tous ces gens ne se contentent pas de considérer que le travail est une fin. Ils pensent que forger ton être doit devenir un moyen en vue de cette fin !

Tout irait mieux s'ils se contentaient de t'obliger à travailler ; mais ils t'obligent aussi à être pour le travail ; à devenir pour le travail. Ton chemin le plus personnel et le plus intime, ils semblent vouloir se l'approprier pour en faire un parcours balisé. Ils veulent forger ton être pour en faire un outil de travail, au lieu de te laisser en faire ta propre création. Et nous qui pensions que Shoncor était le problème ! S'ils se contentaient de te prendre les ressources que Shoncor te donne, ça serait moins pire. Mais ils viennent trifouiller dans ce que tu possèdes de plus précieux, toucher à ta brillance, dicter ta façon d'être, suggérer la façon dont il te serait profitable de penser, et chercher sans cesse à te mouler à leur convenance.

Que peut-il te rester alors ? Que peut-il te rester pour te faire ressentir ton existence comme tienne ? Oh, je sais bien ce qu'ils pensent qu'ils te restent. La fierté ! La fierté du succès dans cette tâche de toute une vie que serait le façonnage de ton être pour le rendre de plus en plus conforme à leurs souhaits. Ce qui devrait te motiver, c'est qu'il y aura toujours une marge de progrès, un moyen de devenir meilleur. Tu m'étonnes ! Leur but est forcément inatteignable, il est tellement contre-nature !

Je ne veux pas, moi, que tu deviennes le meilleur lutin du monde, ou le meilleur quoi que ce soit d'autre ! Je veux qu'on continue de réfléchir ensemble et de changer d'avis chaque jour sur ce que Persil est ou va être, sur la façon dont Persil regarde le monde, et sur ce qui fait que Persil est unique. Je veux que ta façon de vivre les choses, de les ressentir, de les penser, te soit propre. Peu m'importe qu'elle ne soit pas la plus adaptée, ou même qu'elle ne soit pas adaptée ; ce qui compte c'est qu'elle soit tienne ! Je veux bien accepter qu'elle doive ne pas être figée et sans cesse évoluer, mais pas qu'elle doive évoluer dans leur sens ! Le sens doit être tien !

Je suis une petite mouche très énervée ! Que qui que ce soit puisse se comporter comme si ton être lui appartenait, ça me met en rage ! J'ai envie d'appeler Shoncor au renfort, pour qu'il vienne réclamer son dû et te reprendre à ses affreux. Sa dixième loi « Je n'appartiens à personne, c'est vous qui m'appartenez », me semble soudain faire sens. Je ne veux pas que qui que ce soit puisse se comporter comme si ton être lui appartenait, mais je veux bien si c'est Shoncor. Je veux que ton être appartienne au temps ; au temps long de la création, de la récréation et de la recréation. Au final, appartenir au temps, n'est-ce pas le seul moyen d'être libre ? C'est en tout cas le seul moyen de n'être pas figé ; et la fixité n'est-elle pas le contraire de la liberté ?

Oui, je veux que la création de ton être continue d'être une problématique filée au fil des péripéties apportées par Shoncor et au fil des pages naissant de mes pattes. Je ne veux pas qu'ils t'imposent un modèle de positivité auquel de conformer, ni qu'ils te fixent une nature en t'enfermant dans une des cases de la matrice que tu as contribué à créer. Je ne veux pas qu'ils te décident ! Je veux continuer de cheminer avec toi sur le chemin de la découverte et de la création de toi ! Mais comment pourrons-nous cheminer s'il n'y a plus de chemin ?

A vrai dire, je n'en ai pas la moindre idée. Ce que je sais, c'est que pour l'instant il semble toujours y avoir un chemin, et la possibilité de continuer d'y cheminer en râlant (du moins, si tu es prêt à en accepter les conséquences). Alors, je vais faire ce qu'ils font tous : l'autruche. Nous allons continuer à cheminer en faisant comme si de rien n'était (c'est à dire en faisant semblant d'ignorer qu'ils veulent te façonner), trouver un moyen de contourner le problème cette fois encore, puis attendre la prochaine fois où il se posera de nouveau à nous.

Titre provisoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant