Partie 3 - La tentation de l'abîme - Chapitre 2

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— Hé ben ! T'as l'air d'avoir la gueule de bois, mon pauvre !

— Si seulement, soupira Julien alors qu'Ivona s'employait à remplir sa tasse de café.

Son attention erra sur le comptoir au verni usé et craquelé. Avec un soupir, il croisa les bras dessus et cala son menton sur ses mains. Ainsi affalé, il n'offrait guère meilleure image que les piliers de bar qui s'installent sur leur tabouret usé pour ne plus le quitter de la première à la dernière heure. La vapeur qui s'échappait de son café s'élevait avec mollesse dans les airs. La fixer avait un effet hypnotisant sur son esprit dépourvu de toute énergie. Les verres des clients précédents avaient laissé des cercles et des gouttes d'humidité, comme des larmes versées par une âme éplorée, et que personne n'avait osé essuyer.

— Quelque chose te tracasse ?

Ivona le dévisageait avec tant d'insistance qu'il se sentit obligé de quitter son aliénante apathie pour lui répondre. Pour autant, il n'alla pas jusqu'à expliquer ses tourments dans le détail.

— Je n'arrête pas de repenser à de vieilles histoires...

L'appel d'Alice avait fait remonter tous les souvenirs qu'il peinait tant à refouler dans leur vilaine cage. Il devrait peut-être écrire un livre : « Comment moi, Julien, j'ai vendu mes fesses après avoir été renié par ma famille ». Même si, techniquement, c'était lui qui avait prononcé les mots fatals.

Il avait pris l'initiative par amour-propre, juste pour avoir le dernier mot, et ne pas laisser à sa mère la satisfaction malsaine de l'emporter. Mais la victoire avait eu un goût amer quand la réalité l'avait rattrapée. Certes, selon la justice, ses parents avaient encore une obligation d'entretien à son égard, mais l'idée de réclamer de l'argent l'avait révulsé et la joie jubilatoire de les foutre médiatiquement dans la mouise n'aurait pas compensé. De toute façon, il n'avait pas eu envie de subir un cirque médiatique et de devoir répondre aux questions des journalistes ou à l'agressivité des extrémistes de tout poil sur son homosexualité. Le fils d'un membre d'un parti réactionnaire ne pouvait pas être gay. D'ailleurs, personne dans le parti ne l'était, et ceux qui se retrouvaient la queue dans la bouche de jeunes militants avaient seulement glissé sur une peau de banane. Ces fruits sont terriblement vicieux.

Plusieurs jours avaient passé depuis son rêve étrange et le coup de téléphone. Il n'avait pas cessé de ruminer : après son passé, après ses cauchemars qui avaient pris une tournure encore plus délirante qu'avant, après sa dispute avec Aymeric qui lui pesait encore sur le cœur. Comme il ne pouvait croire aux élucubrations mystiques de son inconscient tourmenté qui faisait de l'étudiant un monstre polymorphe volant l'énergie vitale de ses amants, il était venu au bistro pour confronter Ivona et vérifier ses doutes quant à sa nature de mère maquerelle – ou plutôt les infirmer. Las, il avait baissé les bras avant même de commencer. Au mieux, elle se moquerait de lui. Au pire... au pire, Aymeric n'était qu'un jeune homme cherchant à tromper son ennui et aurait des ennuis avec sa famille. Julien ne voulait pas de cette responsabilité. Il ne connaissait que trop bien le mal causé par le rejet.

— C'est le spleen du gardien du phare, intervint un client gras et dégarni accoudé au bar. Ça commence par le spleen, et on sait tous comment ça finit.

— Roger, ta gueule ! répliqua Ivona. Paye ta consommation et casse-toi.

— Tss. Tu as vraiment de la chance d'avoir le seul bistro encore ouvert de la région sinon, ma gueule, comme tu dis, tu la verrais plus, morue.

Bedaine portée fièrement en avant et grognement à la lippe, Roger vida les lieux. La cloche tinta lorsqu'il referma la porte sur lui, et elle tintinnabula une seconde fois lorsque le battant se rouvrit quelques secondes plus tard. Ivona s'exclama joyeusement. Julien vida à moitié sa tasse de café en manquant se brûler la langue. Aymeric se figea durant quelques secondes.

Le roi des tréfondsWhere stories live. Discover now