Partie 3 - La tentation de l'abîme - Chapitre 6

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Julien entrouvrit les paupières avec faiblesse. Il ne poussa pas de cri d'étonnement et ne se redressa pas avec stupeur. Bondir en dehors du lit était de toute manière au-dessus de ses maigres forces. Il préféra garder la tête collée contre l'oreiller, une position qui lui convenait fort bien compte tenu de sa lancinante céphalée. La douleur lui vrillait les tempes. C'était pire encore qu'un lendemain de gueule de bois, et il n'avait même pas avalé une seule goutte d'alcool. Des échardes de souffrance s'enfonçaient dans ses orbites. Ses articulations lui brûlaient, au point de lui donner l'impression d'avoir vieilli de vingt années et d'être un petit vieux souffrant d'arthrite à un tel degré que les antidouleurs ne pouvaient plus rien pour lui.

Il s'y était attendu : sacrifier son énergie vitale n'était pas un acte anodin. Néanmoins, il ne s'expliquait pas pourquoi il n'avait pas passé l'arme à gauche lors de cet échange surnaturel. Même si Aymeric avait voulu mourir, son corps, lui, s'était battu et avait absorbé la source de vitalité que Julien lui offrait. Mais peut-être qu'un simple baiser ne suffisait pas pour réaliser un transfert complet. Pour tuer son partenaire. Peut-être fallait-il se connaître au sens biblique du terme. Oui, sûrement, s'il se fiait à ses visions. Si le roi des tréfonds n'avait pas menti sur ce détail.

Aymeric avait-il survécu ? Il en avait la certitude. Sinon, qui l'aurait traîné jusqu'au lit ? Il avait tourné de l'œil au bout de quelques secondes. Impossible qu'il eût donc marché jusque-là dans un état second.

Tu parles d'un french kiss foudroyant... Est-ce que le monde est quand même sauvé ? pensa Julien avant de ricaner avec dérision. Il porta une main à son front humide. Voilà qu'il se souciait de cette fichue humanité et de ce qui lui arriverait si Aymeric succombait.

N'avait-il pas offert sa vie pour sauver l'esprit du mégalithe avant tout ? Pour lui donner la liberté qu'il n'avait jamais connue ? Pour qu'au moins l'un d'eux puisse avoir une seconde chance ? Et voilà qu'il se surprenait à souhaiter que l'Apocalypse n'arrivât pas de suite... L'esprit humain n'est fait que de contradictions. Maintenant qu'il avait côtoyé la fin, il craignait de mourir. Il avait agi sans réfléchir, en se laissant entièrement gouverner par ses émotions et l'impulsion du moment. Comme une personne qui aurait cherché à se... suicider. Mais la crise était passée, l'angoisse s'insinuait en lui. Il ne voulait pas disparaître. Plus maintenant.

— Tu veux boire quelque chose ?

Aymeric, justement. Son visage ensorcelant penché au-dessus de lui éclipsa ses interrogations et ses craintes. Comme lors de leur première rencontre, il se perdit dans ses iris d'un bleu céruléen magnétique. L'aura blanchâtre n'avait pas quitté ses prunelles. Julien leva le bras en dépit de ses douleurs et effleura sa joue du bout des doigts. Le contact lui causa des picotements, mais il les ignora. La peau laiteuse du dieu lui paraissait si fragile, et ses fins cheveux noirs avaient la douceur du satin.

Aymeric rompit le charme en écartant sa main d'un geste vif. Il posa une nouvelle fois sa question. Malgré son ton attentionné, Julien se sentit glacé par son rejet.

— Si je bois, je crois que je vais vomir, répondit-il d'une voix morne.

— Ça va te passer. Comme la première fois.

— J'aurais dû me douter que cette grippe n'avait rien de naturel...

Il s'était blessé en voulant détruire le menhir, et son sang l'avait nourri. Il examina Aymeric du coin de l'œil. Le jeune homme s'était lavé et changé. Ses habits provenaient de sa propre garde-robe. Trop larges pour lui, ils accentuaient son physique filiforme et sa troublante féminité. Ses longs cheveux coulaient avec fluidité sur ses épaules étroites.

Le roi des tréfondsWhere stories live. Discover now