Partie 1 - Songes sur l'île stérile - Chapitre 3

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Julien s'était couché nauséeux. Les haricots à la sauce tomate lui avaient laissé un arrière-goût étrange dans la bouche que le vin rouge n'avait pas réussi à estomper. Dehors la tempête s'intensifiait. Vent, pluie et coups de tonnerre produisaient un vacarme épouvantable. Le ciel s'effondrait sur lui.

Julien cligna des yeux, bougea plusieurs fois dans le lit, agrippa l'oreiller pour le tourner et arriva à la constatation frustrante qu'il ne trouvait pas le sommeil.

Et pourtant...

Il sursauta. Son regard encore brumeux fouilla la chambre avant d'accrocher l'écran de son ordinateur portable resté allumé. Il jetait un éclat bleuté des plus glauques sur les murs.

C'était sans doute ça. Oui, sans doute ça... Comment voulez-vous bien dormir dans ces conditions ?

Ça, le menhir dressé sur l'île et les vieilles histoires d'Ivona qui faisaient travailler son imagination.

Avant que le mauvais temps se fût installé en le contraignant à se cloîtrer dans la maison du phare, elle avait au moins une anecdote à lui raconter sur l'île chaque fois qu'il visitait le bistro. Les plus anciennes dataient du début du Moyen-Âge, même si elle les soupçonnait de remonter plus loin encore et de s'être transmises par la tradition orale. Au départ, il n'avait pas trouvé ces récits effrayants ; tout juste ennuyeux lorsqu'il aurait préféré déguster son café en paix plutôt que de leur prêter oreille. À l'ombre de sa solitude, il leur découvrait une tonalité bien différente, propre à faire travailler son imagination dans le mauvais sens.


— As-tu remarqué la croix gravée sur le menhir ? avait demandé Ivona le matin précédent son isolation forcée sur l'île.

Julien avait mollement acquiescé dans l'espoir que son manque d'enthousiasme signifierait à son interlocutrice qu'il n'avait pas envie d'écouter un nouveau conte noir sur Enez-Yen. Peine perdue. Ivona, imperturbable, avait continué tout en briquant son comptoir avec soin :

— Des inquisiteurs dominicains seraient venus sur l'île après avoir entendu parler de sorcellerie. C'était vers le treizième siècle ou qu'éque chose comme ça. Y aurait eu pas mal de morts bizarres sur plusieurs décennies, alors ça a commencé à titiller leur attention.

— Et ils ont trouvé leur coupable ? avait soupiré Julien en priant pour que son intérêt amenât une conclusion rapide au récit.

— Je crois qu'ils ont brûlé quelqu'un avant de chercher à exorciser le menhir. D'où la croix.

— Non, non ! avait protesté une petite voix enrouée non loin d'eux.

Julien avait jeté un coup d'œil au vieil homme desséché et noueux, installé au bout du comptoir. Il aurait pu ne former qu'un avec le bois du bar, telle une sculpture grotesque. Rabougri et ridé comme il était, impossible de lui donner un âge qui ne comportât pas au moins trois chiffres... Après avoir froncé ses sourcils broussailleux et cherché son souffle, il avait repris :

— Ils ont interrogé plusieurs femmes, et nul doute qu'ils ont extorqué leurs aveux sous la torture. Certains ont pu s'en sortir en reniant leur soi-disant alliance avec le Diable, d'autres n'ont pas eu cette chance. Un ou deux hommes ont aussi été accusés d'être des sodomites, et eux ne se sont vus offrir aucune échappatoire. Les inquisiteurs auraient même condamné un chien parce qu'il était noir et aboyait trop à la pleine lune, mais là je crois qu'il y a exagération.

— Fascinant... avait menti Julien.

— Seulement, leur petite entreprise de purification n'a pas évolué comme ils le prévoyaient.

Le roi des tréfondsWhere stories live. Discover now