Partie 1 - Songes sur l'île stérile - Chapitre 4

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— Ben, t'en fais une tête ! s'exclama Ivona lorsque Julien entra dans le bistro.

Une fois assis au comptoir, il commanda un café d'une voix morne. Sa tête, il la connaissait très bien pour la voir chaque matin dans le miroir piqueté de rouille de la salle de bain. Sa barbe s'accompagnait désormais de cernes violacés. Ces deux aspects s'entendaient comme larrons en foire pour proclamer sa déliquescence physique et psychologique. La gérante devait le trouver bien moins mignon qu'à son arrivée. Elle n'en perdait pourtant pas sa bonhomie et lui souriait de toutes ses dents jaunies. Julien, frappé par un soudain cynisme, ne croyait guère en sa compassion. Elle n'avait aucun intérêt à perdre son client en se montrant désagréable, voilà tout, et elle faisait donc mine de s'intéresser à ses problèmes.

— Je me demande bien ce qui peut te maintenir éveillé toute la nuit, poursuivit-elle avec un sourire jusqu'aux oreilles.

— Je dors, mais je suis toujours aussi fatigué au réveil, rétorqua Julien, qui ne releva même pas l'allusion grivoise.

— Faut dire qu'avec le mauvais temps... Bien contente qu'il y ait enfin une accalmie. J'commençais à croire qu'on avait offensé l'esprit de l'océan.

Elle accompagna ses paroles d'une légère grimace que Julien ne releva pas. Il jeta un coup d'œil par la fenêtre. Incroyable mais vrai, un coin de ciel bleu se profilait à l'horizon. Pour combien de temps... ? Le soleil avait échoué à chasser ses idées maussades.

Après avoir torturé un sucre du bout de sa cuillère jusqu'à ce qu'il eût fondu, il avala son café brûlant par petites gorgées. Au bout d'un moment, il remarqua que les quelques habitués – dont le vieux au sourire édenté à l'autre bout du comptoir – avaient cessé leurs conversations pour le guetter par derrière leurs verres et leurs tasses. Leurs regards inquisiteurs le mirent mal à l'aise.

— Qu'est-ce qu'ils ont ? soupira Julien, qui flairait de nouveaux soucis.

Ivona claqua son torchon d'un geste sec sur le comptoir et jeta un regard noir à ses clients. Le brouhaha reprit mollement et sans conviction, histoire de donner le change. Nul doute qu'ils écoutaient toujours.

— J'devrais pas te le dire, mais cette bande de vautours se demande combien de temps tu vas tenir et si tu vas faire mieux que ton prédécesseur.

— Mon prédécesseur ?

Logique, songea aussitôt Julien. Bien sûr qu'il y avait eu d'autres gardiens avant lui pour veiller sur ce fichu caillou. Peut-être d'autres jeunes gens désargentés qui avaient sauté sur l'occasion en croyant au bon coup. Se caser peinard sur une île en attendant la prospérité de leur compte en banque. Ils avaient dû déchanter. Comme lui.

— Un brave garçon. J'crois qu'il étudiait dans le commerce avant d'arrêter pour bosser ici. Il voulait partir aux staaate comme on dit, alors il avait besoin d'argent pour le billet d'avion et son installation.

— Il a réalisé son rêve ?

Ivona s'accorda quelques secondes de réflexion tout en essuyant consciencieusement un verre humide.

— J'pense pas, vu qu'il est mort.

Julien ouvrit la bouche toute grande. Son cerveau ne parvint pas à trouver le moyen de la refermer.

Le précédent employé avait cassé sa pipe ? Génial !

— J'sais ce que tu penses, embraya aussitôt Ivona. Qu'il a mal tourné sur son île et qu'il s'est suicidé comme dans un mauvais film d'horreur. Y a des gens qui le prétendent. Mais même pas. Apparemment, il a eu une simple crise cardiaque. C'est con, mais d'après le médecin, ça arrive même aux jeunes. Faut dire qu'il était pas bien maigre, haha ! Il aimait bien manger comme moi. Mais, toi, t'es un gaillard solide, tu risques rien ! Te fais pas de mouron.

Le roi des tréfondsWhere stories live. Discover now