Le roi des tréfonds

Partie 3 - La tentation de l'abîme - Chapitre 9

Six mois plus tard

— Aymeric... Aymeric ! Tu devrais vraiment manger quelque chose. Tu vois bien que cela ne marche pas...

Julien secoua doucement l'épaule de son ami qui resta sans réaction. Il se redressa tout en fronçant les sourcils. Dans son autre main, il tenait une assiette fumante, composée de légumes et de viande, mais, comme d'habitude depuis plusieurs semaines, l'ancien dieu refusait de s'alimenter. Prostré sous les couvertures du lit, Aymeric l'ignorait. Il avait perdu beaucoup de poids. Les os ressortaient sous sa peau. Il ressemblait à un anorexique. Julien avait maigri lui aussi à cause de l'angoisse et de la fatigue, mais la situation de son ami était bien plus préoccupante.

Aymeric se laissait mourir. Ou, du moins, il espérait y parvenir. Faute d'être doté d'une grande sensibilité, Bres s'y connaissait en matière de sortilèges. Aymeric avait essayé de boire différents poisons, de s'ouvrir les veines et même de sauter du haut d'une tour, rien n'y faisait : il ne pouvait s'ôter la vie ou, plutôt, il ressuscitait toujours malgré la gravité de ses blessures. N'importe quel mortel serait mort de faim ou d'épuisement depuis longtemps, mais son corps, soumis au maléfice du roi des tréfonds, refusait d'abandonner.

Julien posa l'assiette sur la table de chevet, s'installa au bord du lit et posa la main sur les cheveux noirs d'Aymeric. Il n'avait jamais su ce qu'il était advenu des habitants du village, s'ils avaient fui ou s'ils étaient tombés entre les griffes des Fomoires, et il n'avait jamais cherché à le découvrir. Certaines choses méritent d'être ignorées. Or, il en savait déjà trop.

— Il faudra bien que tu manges. Et que tu sortes de cette chambre, dit-il d'un ton doux. Sans toi, je ne crois pas que je pourrai y arriver.

— Qu'est-ce que c'est ? questionna Aymeric comme s'il n'avait rien écouté.

— Des légumes et de la viande.

— Quelle sorte de viande ?

L'ancien dieu renifla.

— Du porc, répondit Julien dans un soupir, car il savait déjà où cette discussion les conduirait.

Aymeric afficha un rictus. Il ne le regardait même pas. Ses yeux cernés fixaient le mur d'une blancheur immaculée. Julien regrettait leur brève complicité sur l'île, les moments passés sur la plage lorsqu'il pêchait et lorsque qu'Aymeric l'abreuvait de paroles. Leur amour naissant s'était effrité six mois plus tôt. Bres y avait veillé...

— Du porc ? répéta Aymeric.

— Je te le jure.

— Il paraît que l'homme a le même goût que le porc.

Julien se sentit d'autant plus blessé qu'il savait qu'Aymeric l'avait fait intentionnellement.

— Je t'assure que non. Regarde.

Il prit l'assiette, piqua un morceau de viande avec la fourchette et le porta à sa bouche. Après l'avoir avalé, il voulut approcher le plat d'Aymeric, mais celui-ci balança son bras pour faire voler le récipient. Julien regarda son contenu se répandre sur le sol. Déjà éreinté et angoissé par ses heures passées en compagnie du roi des tréfonds, il faillit fondre en larmes. Il se retint au dernier moment et se leva du lit.

S'il en avait eu le courage, il aurait tué Aymeric. L'ancien dieu n'attendait que cela, après tout, et au moins n'aurait-il plus à souffrir de leurs disputes ou de ses regards qui en disaient long. Aymeric ne lui avait pas pardonné. Il l'estimait responsable des derniers événements plus encore que Bres. Julien lui avait fait miroiter la liberté pour mieux la lui arracher. Il avait choisi pour lui une vie dont Aymeric n'avait jamais voulu.