Prologue

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They found her bleeding

The dark night came creeping

Was she one of the devil's own kind?

- The Shining Path de Tristania

Un cri féminin retentit. Il fut aussitôt enlevé par la douce brise marine qui l'envoya se perdre en mer.

Le phare, flanqué de sa petite maison, se découpait sur le ciel piqueté d'étoiles. Une ombre passa devant l'une des fenêtres éclairées. Un promeneur nocturne aurait noté qu'elle s'agitait avec de grands gestes désordonnés, signe qu'elle était la proie d'une vive panique. Mais, à cette heure, personne ne venait plus visiter les plages accidentées de Enez-Yen. En vérité, peu de monde s'y serait risqué même en plein jour. L'île stérile ne possédait guère d'intérêt, si ce n'était l'imposant menhir qui se dressait en son centre. D'ordinaire, personne n'y séjournait jamais hormis le gardien du phare.

Soudain, la porte d'entrée de la maisonnette s'ouvrit et heurta le mur avec fracas. Une silhouette se précipita hors du hall et descendit l'unique sentier en courant. Le pas de la jeune femme hésitait sur les galets. De temps à autre, elle glissait et reprenait son équilibre en titubant. Seule la lune éclairait son avancée, et, en cette nuit, l'astre ne formait qu'un mince croissant auquel quelques nuages vaporeux s'accrochaient. Les cailloux se dérobaient dans l'ombre et attendaient l'imprudent pour l'envoyer valser. Cependant, la jeune femme ne ralentit pas. Sa terreur était telle qu'elle préférait tomber et s'écorcher les genoux plutôt que de marcher. Elle progressa ainsi vers les quais où étaient amarrés deux bateaux. Le salut lui paraissait si loin...

— Annick ! hurla une voix.

L'intéressée ne se retourna pas pour voir surgir hors du phare celui qui l'appelait. Son ton enragé, cependant, lui donna la chair de poule et la poussa à aller plus vite. La pointe de son pied heurta alors une pierre plus saillante que les autres. Le paysage bascula, et elle roula jusqu'en bas de la faible pente, là où s'étendait l'une des plages de galets. Elle resta sonnée pendant quelques secondes. Quelques secondes de trop...

Elle agrandit les yeux de terreur lorsque l'ombre du gardien du phare la surplomba. Son cœur bondit sous l'effet de la panique, mais son corps refusait de bouger. C'était la première fois de son existence qu'Annick se retrouvait confrontée à un tel danger, à la mort. Pourtant, au début, tout s'était déroulé comme prévu : l'homme, tourmenté par l'absence de sa petite amie et par la solitude, s'était laissé séduire au fil de leurs rencontres. Il ne s'était guère méfié d'elle malgré les cauchemars qui venaient parfois le hanter. Elle avait désiré mener son plan à bien au cours de la nuit. Ils avaient dîné à la lueur des chandelles, dans une ambiance que le gardien avait qualifiée de « romantique ». Annick avait apprécié cette attention même si elle avait ressenti, en même temps, un pincement au cœur. Cependant, sa mission l'emportait sur tout le reste, et elle n'avait éprouvé aucune hésitation quand était arrivée l'heure de l'embrasser.

Lorsque leurs lèvres s'étaient jointes, il avait compris l'indicible, l'innommable. Annick n'avait eu que le temps de fuir. Mais pour aller où ? Son regard glissa vers l'ombre du menhir avant de revenir à l'homme replet qui la menaçait d'un couteau.

— J'aurais dû écouter les rêves, j'aurais dû réaliser que tu n'étais qu'un démon, cracha-t-il d'une voix hachée.

Essoufflé par la course, il respirait bruyamment. La sueur coulait sur son visage d'une blancheur maladive. L'homme n'allait pas bien, mais Annick se souciait de bien d'autres choses que sa santé, à commencer par le couteau pour lequel elle n'avait d'yeux. Déjà, le bras s'était levé. La pointe ne tarderait pas à s'abattre sur elle. Une fois, deux fois, trois fois... Plus, peut-être. Mourir ainsi était vraiment stupide. Stupide et... dramatique. Elle ne chercha pas à le ramener à la raison. Son emprise sur lui s'était délitée. Acceptant son sort funeste, elle ferma les paupières avec force comme si cet acte pouvait la protéger contre toute souffrance.

Un cri rauque la fit sursauter. L'homme s'écroula à ses pieds. Ses yeux vitreux avaient perdu toute étincelle de vie. Du sang lui coulait sur le front et la joue depuis la profonde entaille percée dans son crâne.

Annick releva la tête vers l'ombre, qui avait appuyé avec nonchalance la pioche sur son épaule.

— Tu l'as tué, s'épouvanta-t-elle. Le rituel n'a pas été achevé... Qu'allons-nous faire ?

— La même chose que d'habitude, rétorqua l'autre avec confiance. En attirer un nouveau sur l'île.



Le roi des tréfondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant