Partie 3 - La tentation de l'abîme - Chapitre 11

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Dans les couloirs infinis du palais, Julien souffrit d'une sensation d'oppression dont il n'arrivait pas à se débarrasser. Bres avait réduit en miettes le bref espoir qui était né en lui. À croire qu'il sentait les moments où son cœur s'illuminait et qu'il prenait un malin plaisir à l'entraîner vers le fond. Il croisa plusieurs groupes de Fomoires aux apparences grotesques et tourmentées, des créatures qui ne croyaient guère en une alliance entre leur peuple et les Hommes. Leurs regards glacés le vrillaient avec mépris et dégoût. Il ne les craignait pas vraiment, car il se savait intouchable, mais cela ne l'empêchait pas de ressentir un malaise en leur présence.

Inconsciemment, il pressa le pas pour mettre de la distance entre eux et lui. Après s'être égaré dans l'une des nombreuses artères de la tour royale, il s'engouffra dans un corridor à peine éclairé par les cristaux lumineux incrustés dans le plafond. Soulagé, il s'adossa à un mur pour soupirer.

Il pensa à Cian, qui devait s'occuper en ce moment même d'Aymeric, et à ses congénères. Comment des êtres de la même espèce pouvaient être si différents ? Mais n'en allait-il pas de même avec les Hommes ? Alors que certains tendaient la main à leur prochain sans se soucier des différences de couleur de peau, de religion ou de sexualité, d'autres s'entre-tuaient. Au fond, les Fomoires humanistes n'avaient pas tort : leurs deux peuples se ressemblaient plus qu'ils ne différaient. Mais ce que leur vision édulcorée des choses n'avait pas pris en compte, c'était que la plupart d'entre-eux partageaient non pas leur curiosité pour l'étranger, mais leur haine et leur incompréhension pour lui.

Nous devrions tous les isoler sur une grosse île, peut-être un continent, peut-être l'Australie. Et les regarder se massacrer les uns et les autres.

Il doutait que le roi des tréfonds validât cette idée. Bres avait besoin des traditionalistes pour défendre sa cause si jamais la majorité des humains décidaient de chercher un moyen de se débarrasser des Fomoires plutôt que d'accepter leur présence sur leur « Terre ». Tout comme il avait besoin des Hommes qui se révoltaient par la violence contre leur présence pour semer le trouble dans les esprits. Quant aux Fomoires humanistes, il venait de démontrer qu'ils lui permettaient d'attirer ceux et celles qui hésitaient encore sur la conduite à tenir à l'égard des envahisseurs. Le mal devait se faire séduisant. Et les Fomoires comme Cian n'avait aucune idée qu'ils n'étaient qu'un autre pion entre les mains de leur dieu. Bres avait pensé à tout. Rien ne saurait le mettre en échec.

Dans son couloir à demi-éclairé, Julien observa l'un de ces couples étranges qui naissaient peu à peu dans les entrailles du château labyrinthique. Un humain encore jeune et un Fomoire doté d'une apparence féminine des plus attractives. Deux fonctionnaires au service du roi des tréfonds, qui plaisantaient comme si le monde autour d'eux n'était pas devenu complément dément. Ils avaient dû se rapprocher au fil des mois. À présent, ils partageaient peut-être plus que des dossiers ou des réunions. La Fomoire l'avait peut-être interrogé sur les relations intimes entre les Hommes, et quoi de mieux qu'une démonstration plutôt que des mots ?

Avaient-ils conscience que leur dieu n'hésiterait pas à les sacrifier sur l'autel de ses objectifs ? Et qu'arriverait-il s'ils avaient un enfant ? Serait-il comme celui de Bres ? Différent ? La femme y survivrait-elle ? Et comment cet individu ni Homme ni Fomoire trouverait-il sa place dans cette société naissante encore plus en proie à la haine qu'avant ? Quel espoir y aurait-il pour eux si les traditionalistes l'emportaient ? Ou si les résistants l'emportaient ? Seraient-ils acceptés, bannis, envoyés dans des camps pour être exterminés ?

Que puis-je faire contre tout ça ? Quel espoir puis-je apporter ? Aymeric a raison de se moquer. Je ne suis qu'un autre pion.

La mort dans l'âme, Julien reprit sa route. Il entra dans l'une des étranges navettes fait de coraux entremêlés. Elles offraient un déplacement plus rapide au sein du castel. Sa main appuya sur un panneau lumineux, et il n'eut qu'à penser à sa destination pour qu'elle se mît en route. Sans elles, rejoindre certaines parties prenaient une demi-journée de marche, si tant est qu'il ne se perdît pas. Il était loin d'avoir tout exploré. Le château n'était pas constitué que des tours se dressant haut au-dessus de l'île. Le reste était immergé et descendait jusqu'au plateau marin, peut-être même plus bas. Cette partie souterraine courait jusqu'à la chaussée des géants en Irlande du Nord. Il avait appris depuis que les structures de basaltes étaient les vestiges d'une ville fomoire anéantie lorsque les ancêtres d'Aymeric s'étaient révoltés. Le château de Bres était un monde à part grouillant d'activités et de secrets. Il n'était guère tenté de s'y aventurer.

Le roi des tréfondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant