Partie 3 - La tentation de l'abîme - Chapitre 4

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Julien se souciait fort peu de savoir s'il avait halluciné ou s'il venait vraiment de discuter avec un mort-vivant possédé par l'esprit d'un dieu antédiluvien. Ce dont il était certain, c'est qu'Alice et Malik n'auraient pas besoin de venir le chercher. Il n'allait pas s'éterniser plus longtemps sur l'île. Sa décision était prise et irrévocable. Ensorcelé ou pas, il aurait dû en avoir le courage depuis longtemps. L'argent ne valait pas la peine que l'on risquât sa santé mentale. Encore moins de se faire assassiner par une secte ou d'hypothétiques Fomoires. Il ignorait s'il délirait à cause du poids de sa solitude ou si la créature décomposée existait réellement, mais il ne tenait pas à s'en assurer, à vérifier si tous les rêves de mauvais augure qui l'avaient empêché de dormir avaient un fondement, à demander à Aymeric s'il était vraiment un démon né dans les abysses de l'océan.

Julien jetait pêle-mêle ses affaires dans un sac en toile lorsque quelqu'un frappa à la porte. Ce ne fut pas pour lui plaire. Il avait espéré mettre les voiles sans alarmer personne. Son esprit en proie à la paranoïa lui soufflait même que cette visite n'était pas une coïncidence et que l'on tentait justement de le retenir coûte que coûte. Le monstre avait raison : les villageois voulaient sa peau pour leurs rituels obscurs ! Pire, ils avaient pris conscience que la sorcellerie qui le retenait sur l'île s'était affaiblie. Ils allaient s'opposer à son départ. L'assassiner.

Julien ne pouvait faire croire à son absence, car son bateau était ancré à la jetée et les lumières de la maison allumées. Il était piégé.

Non sans nervosité, il s'approcha de la porte. Même si la partie la plus sceptique de son esprit se rebellait toujours contre les propos du soi-disant dieu des mers, il devait se garder de pécher par imprudence. Il revint sur ses pas, prit un couteau dans la cuisine – voilà qui devenait une habitude – et le glissa dans sa ceinture, invisible sous son pull. Alors seulement il alla ouvrir la porte.

Comme il l'avait craint, Aymeric se tenait sur le seuil. L'étudiant n'attendit même pas son autorisation pour entrer d'un pas vif. Une fois dans la chaleur de la maison, il frotta ses mains rougies l'une contre l'autre. Ses cheveux noirs humidifiés par la bruine lui collaient aux joues. Pas besoin d'être fin psychologue pour remarquer son angoisse. Il remuait d'un pied sur l'autre et observait chaque ombre des lieux comme s'il craignait qu'un démon rampant s'y cachât.

— Qu'est-ce que tu veux ? questionna Julien avec agressivité.

Aymeric, troublé, ne lui répondit pas. Julien haussa un sourcil. Il n'arrivait pas à voir le fragile étudiant, avec son minois d'ange, comme un monstre qui rêvait de le dévorer. Comme Bres le roi des tréfonds, mi-pieuvre mi-humain, qui dirigeait la cohorte des Fomoires. Mais n'était-ce pas justement le piège ? Ses rêves lui avaient montré comment l'Anglaise s'était laissée abuser par « Annick ». Il avait vu comment la pieuvre aux iris de nacre s'était peu à peu métamorphosée en être humain. Il avait pris l'apparence du fragile Aymeric pour mieux l'ensorceler et lui voler son énergie vitale lorsqu'ils s'uniraient. À cause de sa magie noire, il n'avait trouvé le courage de quitter l'île que trop tard.

— J'ai pris une très grave décision, annonça enfin Aymeric.

Il posa sur Julien un regard pour le moins ambivalent, où l'espoir flirtait avec l'affolement. Julien se dit qu'un ange venant de commettre sciemment un péché et sur le point d'être déchu en punition aurait affiché la même expression.

— Tu ne vas plus jamais coucher avec n'importe qui ? demanda-t-il avec sarcasme.

Aymeric le dévisagea de ses grands yeux bleus – ses adorables yeux bleus. Et éclata d'un rire tutoyant la folie.

— Si tout était aussi simple !

Julien se gratta la barbe et se demanda, distraitement, depuis combien de temps il avait oublié de se raser. Il se demanda aussi pourquoi une pensée aussi triviale lui venait dans un moment pareil. Peut-être que son esprit, saturé par le stress et l'invraisemblance de sa situation, avait besoin de se concentrer sur des détails sans importance mais néanmoins normaux. Ou, alors, le sortilège d'Aymeric l'empêchait de se focaliser sur l'essentiel.

Le roi des tréfondsWhere stories live. Discover now