Comment devenir une star

13. Quatre kilomètres de planches de bois

Félix baissa la tête.

— Je n'ignore pas à quel point j'ai été lâche, finit-il par dire sans oser regarder Mélodie dans les yeux. À quel point nous sommes tous lâches. À l'exception de Madison et d'Amy.

— D'Amy ?

— Bien sûr !

— Elle ne m'a jamais secourue.

— Tu ne t'en es pas aperçue, mais elle a refusé de participer à l'hallali. Bianca et Cynthia, du coup, ont exercé sur elle des représailles. Amy n'est pas harcelée à proprement parler, mais plus aucune fille ne lui adresse la parole.

— Comment le sais-tu ?

— Tu me connais, rigola Félix. Dès qu'une fille se sent un peu seule, je pointe le bout de mon nez et lui demande pourquoi elle se sent mal...

Mélodie esquissa un sourire.

— Je te remercie de m'avoir prévenue. Pour autant, j'irai pas la remercier. Si on nous voit ensemble, elle sera désignée à la vindicte publique.

Leurs pas les conduisirent jusqu'à la promenade Riegelmann. Sur la droite, des immeubles saumon se découpaient sur un ciel éclatant. À gauche, on entendait la mer lécher doucement le sable. Séparés de la plage par une petite rambarde, des bancs étaient occupés par des estivants en bermuda et en bob. Leur ventre proéminant débordait de leur tee-shirt. Quand elle avait commencé à circuler dans New-York, Mélodie avait été frappée de voir autant de personnes en surpoids. Puis elle s'était souvenue que le taux d'obésité aux États-Unis était l'un des plus élevés au monde, même si l'État de New-York était loin d'être aussi impacté que celui du Texas ou du Mississipi. Ils se firent doubler par une joggeuse dont la casquette laissait dépasser une queue de cheval qui bondissait à chaque foulée. Il y avait beaucoup de retraités, certains avec un déambulateur ou un rollator.

— Quatre kilomètres de planches de bois ont été nécessaires pour aménager cette promenade, expliqua Félix.

— Tout me paraît étrange ici, dit Mélodie. C'est bizarre. Pour l'avoir vu dans des tas de films, je croyais connaître par cœur cet environnement. Or, je me sens complètement perdue. Il me tarde de revenir dans les rues de Poitiers.

L'église Notre-Dame-la-Grande avec ses piliers décorés de motifs géométriques colorés. La place du Maréchal Leclerc avec les quatre tigres en plomb qui veillent du haut de leur campanile. Le parc de Blossac où elle s'était rendue plusieurs fois avec un garçon. Ils avaient même roulé une petite pelle. Mais il lui avait préféré une fille plus âgée qui lui avait fait miroiter des paradis artificiels... C'était curieux comme cette période lui semblait désormais très très loin. Elle fit un violent effort pour se souvenir du prénom du garçon. Elle l'avait même sur le bout de la langue mais ce fut peine perdue.

— Je ne suis décidément douée pour rien du tout, soupira-t-elle.

Ils s'assirent à la terrasse du Tatiana Grill où ils prirent un café. Souvent dilué dans du lait et du sucre, le café qu'on lui servait dans de grands gobelets en carton ne plaisait guère à Mélodie mais elle ne savait pas trop quoi commander d'autre.

— Détrompe-toi, lui dit Félix. Ton seul problème, c'est que tu ne vois rien. Get the whole picture.

— Je ne comprends pas.

— Je t'accorde que tu traverses une sale période. Mais il n'y a pas de fatalité. Pour le moment, ta douleur t'absorbe beaucoup trop. Tu n'es pas en capacité d'observer tes ennemies. Mais il est temps que tu adoptes une autre attitude. Arrête de regarder tes blessures et porte tes yeux ailleurs.

— J'aimerais bien t'y voir.

— Récapitule-moi ce qu'elles t'ont fait de pire.

— Pfff, la liste est longue... Peut-être d'avoir déchiré le tee-shirt Blanche-Neige et les sept nains que m'a offert ma copine Jeannette.

— Elle t'en achètera un autre. Un tee-shirt, ça se remplace.

— Cynthia m'a éclipsé ma copie de musicologie au moment où j'ai voulu la rendre. J'ai protesté mais rien n'y a fait. Le prof ne m'a pas crue.

— Va voir Martinez et dis-lui que tu veux recommencer.

— Il voudra jamais.

Félix éclata de rire.

— Qu'est-ce que tu risques ?

Mélodie sourit. Ce garçon, décidément, était de bonne compagnie.

« À présent, poursuivit Félix, abandonne tout sentiment de peur et mets-toi à observer.

— Dès qu'elles apparaissent, je m'évapore.

— Je ne t'ai pas dit de te mettre en travers de leur chemin, je t'ai conseillé de laisser traîner tes oreilles et tes yeux. Je ne peux pas t'en dire plus...

Ils se rendirent au Brooklyn Bridge Park. La vue sur l'East River et sur Manhattan était à couper le souffle. Félix ne cessait de blaguer et Mélodie sentit se desserrer les nombreux nœuds qui s'étaient noués dans son estomac au fil des semaines. Ici, ils ne risquaient de croiser personne.

Ils revinrent à la nuit tombée. Très correct, Félix n'avait pas cherché à se rapprocher d'elle physiquement. Quand ils se séparèrent, il se contenta de lui dire :

— Rappelle-toi... Ouvre grand les yeux et les oreilles...