Échelle

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Le soir, Clémence venait me chercher après l'école. Je l'attendais sagement devant la grille, mes quelques camarades de classe me bousculant en sortant, et elle me tenait gentiment la main sur le trajet du retour. J'observais les grandes tours-miroirs qui touchaient les nuages et les trains qui filaient à vive allure dans leur tuyau de verre en songeant au jour où je pourrais y pénétrer moi-même. Ce n'était qu'un espoir incertain et surtout vain, bien sûr. Mais c'était les espoirs qui nous guidaient ici-bas. Clémence me déposait à l'hôpital puis rentrait chez elle. Je savais que maman lui donnait du pain en échange de ce service, et comme ma voisine n'avait pas tous les soirs de la soupe dans son assiette, ça les aidait bien, ses huit frères et elle, à passer l'hiver.

Comme papa rentrait tard de l'usine, encore plus tard que maman ne rentrait de l'hôpital, je patientais dans la salle d'attente qu'elle termine son travail. Les quelques médecins et infirmiers me connaissaient, à force.

« Salut Damien »

« C'était bien l'école aujourd'hui ? »

J'avais envie de leur répondre mais ils étaient tous tellement pressés qu'à peine m'avaient-ils parlé qu'ils étaient déjà hors de portée.

« Oui, c'était bien », me marmonnais-je à moi-même.

Il fallait dire que j'étais chanceux d'aller à l'école. Un jour maman était tombée dans l'escalier de notre immeuble. Elle portait tout une pile de documents, Papa était malade, moi à l'hôpital alors que Clémence devait me ramener à la maison, et elle s'était précitée, avait glissé, était tombée. Elle avait récolté de cette chute de terribles douleurs de dos et surtout l'impossibilité de refaire un enfant.

« Ça m'a retiré mon arbre à graines, Damien » disait-elle.

Bref. Papa et Maman n'avait que moi comme fils à nourrir, quand ils n'aidaient pas Tatie Louise à remplir son assiette. Alors ça voulait dire qu'ils avaient l'argent de m'envoyer à l'école plutôt qu'à l'usine. J'avais de la chance, oui, on me le disait toujours. Mais je savais que malgré ça, si je me blessais, à l'hôpital, personne ne me prendrait en charge. Avait-on l'argent pour se soigner ? Pour manger, pour payer le loyer, oui. Mais pour guérir ? Jamais. Tout une vie de salaire pour réparer un os cassé. Dans ce monde où le soin n'est réservé qu'aux élites. Parce qu'après tout, pourquoi sauver la vie des gens quand nous peinons déjà à respecter le Quota ?

Dans cette salle d'attente d'hôpital, il y avait cette expression qui revenait toujours, et que du haut de mes sept ans je ne comprenais pas.

« Il est monté au ciel »

J'imaginais naïvement une échelle qui sortait de l'hôpital pour toucher les nuages, tel les buildings du centre-ville. Je voyais déjà le patient l'escalader pour mieux observer la cité. Et surtout je croyais qu'il redescendrait.

Mais il y avait des échelles qu'on n'escaladait qu'une seule fois. Car si on loupait un barreau, dans ce genre de chute, il n'y avait pas que l'arbre à graine qui mourrait.

•••

Tatie Louise allait avoir soixante cinq ans. Le seul anniversaire qu'on fête, avec celui des vingt ans. La majorité et l'archaïsme. Je savais que Tatie était vieille, mais pas à ce point. Maman n'avait que cinquante ans, alors j'étais venu à m'en demander si elles étaient vraiment sœurs ou juste très amies.

J'avais passé mes vingt ans depuis quatre ans maintenant, mais je devais quand même ressortir le même costume et la même chemise bleu pâle. Un seul habit de fête pour toute une vie. Deux si le premier était trop abîmé. J'enviais ces camarades de l'école primaire que je savais désormais employés dans les tours-miroirs. Que je savais fortunés et raffinés. Ils n'étaient pas de ceux qui garderaient les mêmes chaussures dont le cuir s'écaillait pour les quarante prochaines années.

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