Les diparus

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Ils ont tous disparu.

•••

Ma mère était un peu ce genre de personnes qui pense que son point de vue est le seul.
Ce genre de femmes qui ne comprennent pas que l'on puisse avoir un avis différent qu'elles, et encore moins que leurs petites filles de six ans ne possèdent pas les mêmes passions qu'elles.

C'est pour ça que lorsque je lui ai avoué que je n'aimais pas la danse, un an après m'en être véritablement rendue compte, elle m'a fait une espèce de crise existentielle qui concluait sur ces mots :

« Tu es juste un peu malade aujourd'hui, Sofia, tu peux louper le cours, mais tu verras, la semaine prochaine tu adoreras à nouveau. »

Notez bien que je n'ai jamais adoré.

Enfin bref, c'est ainsi qu'à mes six ans, je me suis retrouvée bloquée dans la spirale de l'enfer qui me menait tout droit vers un destin que je ne voulais pas : être danseuse étoile.

Et si seulement devoir vivre le rêve de ma mère à sa place avait été la seule contrainte... 
Non seulement je n'aimais pas la danse, mais en plus de cela, j'étais affreusement incompétente.
Pas maladroite ou malhabile, non.
Juste... banale.
Et d'une banalité affreusement disgracieuse pour une danseuse.

Ma mère avait choisi la plus classique de toutes les danses : la danse classique.
Et sans mauvais jeux de mot, je vous assure.

Enfin, je m'égare.
Tout ça pour dire que j'ai été intégrée à un groupe de filles fanatiques de danse classique, en détestant ça à cause de la place que cette activité avait prise dans ma vie.
Alors j'ai enchaîné les années d'entraînements, en restant toujours plus invisible que n'importe quelle danseuse aléatoire, jusqu'à mes dix-huit ans.

Car pour fêter ma majorité, ma très chère maman a décidé de m'offrir deux places (une pour elle, bien évidement) de la représentation du Lac des Cygnes, à l'Opéra Garnier de Paris.
Pouvais-je refuser ?

Non, effectivement.
Tout d'abord parce que les places étaient déjà payées, ensuite parce que la dernière fois que j'ai refusé quelque chose à ma mère, elle m'a affirmé :

« Tu es juste un peu malade aujourd'hui, Sofia, tu peux louper le cours, mais tu verras, la semaine prochaine tu adoreras à nouveau. »

C'est donc ainsi que je me suis retrouvée assise, sur un siège en velours rouge carmin, entre ma mère et une vieille dame qui puait le vieux tissu, face à la belle scène de l'Opéra.
La représentation était magnifique, vraiment.

Les sept danseuses étaient bien plus douées que je ne le serai jamais. Deux blondes et quatre brunes, ainsi qu'une rousse. Elles ont enchaîné sauts, portés et pirouettes à une vitesse folle.
J'ai regardé ma mère obnubilée par le spectacle une seconde, et puis les danseuses n'étaient plus que six.

À moins qu'elles n'aient toujours été que six.
Mais oui. Deux blondes et quatre brunes.
Logique.
Évident.

De quelle couleur auraient pu être les cheveux de l'autre ?
Quelle autre ?

Ma tête a tourné.
Il n'y avait personne d'autre.

La représentation s'est terminée comme elle avait commencé : majestueusement.

Ma mère nous a ramenées en voiture, un mince sourire aux lèvres, dans notre petit appartement de banlieue où mon père nous attendait. En rentrant, les lieux étaient vides.
Évidemment, nous n'y habitons que toutes les deux, ma mère et moi, puisque mon père est...

Mon père ?
Quel père ?

...J'ai un père ?

— Maman, ai-je demandé en déposant ma veste sur le porte-manteaux de l'entrée. J'ai un père ?

Ma mère m'a regardée, les yeux ronds, et a répondu.

— Mais bien sûr que...

Attendez. Mes yeux me brûlent.

Je parlais à quelqu'un ?
Qui ?
Je suis seule ici, il n'y a personne.

Je reviens de l'opéra où ma mère m'a emmenée voir...
Non.
Quelle mère, d'abord ?

Je m'agenouille.
Le temps se dissout.
J'appelle Sarah, ma meilleure amie : il faut que je comprenne ce qu'il se passe.

Je tombe sur le répondeur.

Mais bien sûr, je n'ai pas de meilleure amie. Qui est Sarah ?
Je ne connais pas de Sa...
Sa- quoi ? Non, je ne sais plus.

Ils disparaissent tous.

Je sors de chez moi.

Personne dans la rue.
Où sont tous les gens qui peuplent normalement le Samedi après-midi ?

Ai-je toujours été seule ?

Je commence à oublier.
Qui suis-je ?

Mon nom, quel est mon nom ?

Au détour d'une rue, je croise deux jeunes filles qui se tiennent la main.

— Vous savez où sont passés tous les autres ?!, demandé-je avec effarement.

— N..., commence l'une des filles.

Elle se stoppe. Elle regarde l'autre.

— Il y avait quelqu'un ?, demande-t-elle.

— Non, contredit la deuxième.

Elles haussent les épaules.

— Attendez !, m'écrié-je.

Elles s'éloignent sans m'entendre.
Non...
Qui s'éloigne ?
Il n'y a plus personne.

Le ciel devient noir.
Il disparaît.

Je disparais.


Ils ont tous disparu.

•••

— Pourquoi t'as supprimé mon jeu ?

— Quoi ? « Be a dancing queen » ? Il buguait, et le personnage principal voulait pas avancer dans l'intrigue.

— Sofia allait à son rythme. J'aimais trop ce jeu, t'es pas cool. C'est mon ordi.

— C'est moi la plus grande, je fais ce que je veux. Même pour le désinstaller, il a bugué, ça a fait un gros plan sur la tête de Sofia.

— Vraiment, t'es pas sympa.

— Roooh ! C'est bon, ce jeu était nul je te dis.

— C'est pas vrai.

— La mise à jour avait tout déréglé.

— Je vais le réinstaller.

— Comme tu veux...

•••

Le ciel s'éclaircit.
C'est bon.
Je suis revenue.

Maman est avec moi.

— Tu vas devenir une grande danseuse étoile, Sofia.

— Oui !

Les chaînes qui m'emprisonnaient l'esprit réapparaissent. Je n'arrive plus à ne plus vouloir. Je suis forcée d'aimer danser. C'est programmé en moi, ma mère m'a codée pour que j'adore cela.
Aucune trace de la mise à jour qui m'avait délivrée.

Alors je retourne m'entraîner à devenir une reine de la danse.
Pour toujours.

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