Cum familia

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Avec ma famille, on a toujours été très proches.

« Cum familia » disait le paillasson de notre maison.

Ma mère s'était passionnée de latin lors de la mort de sa grande tante, elle-même grande latiniste à ses heures perdues, ce qui avait fait acheter à ma génitrice le magnifique tapis qui ornait l'entrée de notre coquette maison pavillonnaire.

On avait beau y vivre seulement ensemble, moi, mon père, ma mère, et ma grande sœur Mathilde, le reste de la famille passait si souvent nous rendre visite qu'il n'existait pas une journée passée juste à quatre.

Et ce n'était pas forcément pour me déplaire.

Du côté de ma mère, nous étions cinq cousins, en nous comptant ma sœur et moi. Par chance, nous avions tous des âges rapprochés, ce qui nous permettait d'inventer des jeux toujours plus fous les uns que les autres, tous ensemble, comme la petite tribu que nous étions.

Mathilde, la plus âgée, dirigeait les troupes, même si avec ma cousine Eva, nous aimions essayer de détrôner sa place de meneuse en retournant nos plus jeunes cousins, Alex et Timon, contre elle.

Parfois, nous jouions à la maîtresse :

Mathilde était notre professeure, et ayant deux ans de plus que nous, elle aimait nous embêter en nous donnant des exercices de divisions posées que nous ne maîtrisions pas. Avec Eva, nous interprétions à tour de rôle la place de la rebelle et celle de la fille populaire (et, je vous l'avoue, souvent très superficielle). Alex, un an de moins, et Timon, de deux années plus jeunes, jouaient les « intellos », ou les élèves « normaux ».

Notre vision si naïve de la vie m'amuse lorsque j'y repense, et je revois nettement toutes ces heures passées à écouter Mathilde nous parler du pharaon Charlemagne XI de Russie, tandis qu'Eva mâchait des chewing-gums « en douce », et que je me remaquillais « discrètement » avec un gloss qu'on avait un jour volé à ma tante. Alex inventait les réponses des questions, elles-mêmes insensées, posées par notre « maîtresse », et parfois, celle-ci nous punissait moi et Eva, en nous confisquant notre maquillage ou nos couteaux de gangster en papier.

La maîtresse n'était pas le seul jeux qui nous amusait, quand il ne pleuvait pas -parce que là où j'habitais, il pleuvait huit jours sur sept- nous passions des heures à nous inventer des aventures d'explorateur dans le jardin de ma maison au toit rouge.

Du côté de mon père aussi, nous restions souvent avec nos cousins. Ryan et Béatrice étaient un peu plus âgés que nous, et le petit Fabien un peu trop jeune, mais les deux adolescents aimaient bien nous parler de jeux vidéos et de séries qui faisaient peur, devant nos petits yeux émerveillés, et j'adorais tapoter les joues potelés du benjamin de la famille.

Je ne m'ennuyais jamais, ça, c'était sûr.
Peu importe qui était à la maison, je trouvais un jeu à faire, et même les une ou deux fois où je me suis retrouvée seule, j'ai réussi à m'amuser.
Il faut dire que j'ai un grand sens de la lucidité.

Les gens me l'ont toujours dit, jouer était pour moi une guerre, et gagner une victoire martiale. Certains amis me reprochaient  d'ailleurs ma trop grande excitation quant au fait d'entamer une partie de Monopoly, mais je n'y faisais pas vraiment attention.

Il est vrai que lorsque je débutais un jeu, il m'arrivait d'être parfois hystérique ou un peu trop impliquée. Je me rappelle encore de cette journée où je suis restée quatre heure enfermée dans un placard lors d'une partie de cache-cache, sans jamais que l'on ne me trouve.
Mes parents avaient failli appeler la police, mais finalement, un de mes oncles mobilisés pour me retrouver m'avait entendue éternuer dans l'armoire, et m'avait sauvée de l'austère meuble poussiéreux.

Je vous parle de tout ça parce que ma grand-mère maternelle est décédée il y a peu, et qu'en retournant chez elle pour récupérer certaines de ses affaires, je suis tombée sur l'album photo de la famille, où je me suis revue avec tous mes cousins.

Ma mère s'approche, m'aidant à feuilleter les pages. Je tombe bientôt sur une photo de moi, un sourire fier dessiné sur le visage, mon père me serrant dans les bras.

— Tu te rappelles, m'affirme ma génitrice, c'était le jour où tu es restée tout l'après-midi dans le placard.

J'acquiesce, imaginant sans mal ma tante Paula nous prendre en photo alors que mes cousins et ma sœur me demandent comment est-ce que j'ai réussi à tenir aussi longtemps seule dans le noir.
Le visage de ma mère se rembrunit soudainement.

— D'ailleurs, continue-t-elle avec un regard grave, te rappelles-tu de la personne qui comptait lors de la partie de cache-cache ?

« ...1, 2, 3, 4, 5, 6, 7... »

Son air sérieux me déstabilise, et je réponds avec détachement.

— Mais oui, bien sûr, c'était mon frère...

Je me coupe.

Frère ?

Mon... frère ?

Je n'ai...

— Tu n'as pas de frère.

Mes tempes cognent contre mon crâne. Qu'est-ce qu'il m'arrive ?

— Écoute, ma chérie, me confie doucement ma mère en m'attrapant les mains. Tu dois savoir quelque chose d'important: lors de ta naissance, j'ai fait une fausse-couche. Tu avais un frère jumeau.

Ma tête tourne.

Je sens une main glacée, froide comme un cadavre, se poser sur mon épaule.
Il n'y a personne derrière moi.

— 96, 97, 98, 99...

Je regarde ma mère, restée muette depuis son aveux, en sentant ma respiration s'accélérer.

— 100 ! J'arrive...!

— Tout va bien ?, me demande ma génitrice, un pli soucieux se formant entre ses sourcils.

Je bredouille.

— O... oui...

La voix se remet à parler.

— C'est à toi de compter...

J'ai toujours été en compagnie de ma famille, jamais seule.

Et lorsque mes cousins n'étaient pas là, je jouais avec ce que je trouvais.
Il faut croire que c'est déjà tombé sur le fantôme de mon frère jumeau.

« Cum familia », me murmure-t-il dans la tête.

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