La Muette

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« Et une fois que j'ai déposé ma plume, je remets ma muselière. »

Parfois, tu te poses et tu réfléchis. Et ce parfois arrive souvent.
Parfois, tu repenses aux remarques que tu as ravalées, aux constats que tu as laissés de côté, et aux protestations que tu aurais dû crier.
Alors parfois, tu te rends compte que tu t'autocensures parce que tu ne veux pas de leurs critiques.
Tu ne veux pas qu'on t'associe à une moralisatrice, une casseuse d'ambiance, une rabat-joie, ou à une fille agaçante. Alors tu deviens la Muette. La Muette au sourire peint sur le visage.

La Muette qui rigole à leurs blagues misogynies, racistes et discriminantes. La Muette qui est toujours d'accord avec ce qu'ils disent, qui n'ose pas utiliser ses mots, qui n'ose pas débattre. Débattre, c'est l'arme de la sagesse, et eux s'arment de leur sottise. Ils ne savent rire que de la méchanceté, blaguer qu'avec malveillance, parce que l'humour doux et subtil est trop compliqué pour eux. Et La Muette reste à sa place. Avec son petit sourire gentil et niais, elle les écoute, et ne fait aucune remarque. Plus depuis les douleurs qu'elle a affrontées en ayant donné son avis.
Ce n'est pas ce qu'on attend d'elle. Personne n'attend ça d'elle. Ils veulent qu'elle reste ou elle est, qu'elle les laisse cracher tout le mal qui se noie dans leur salive ! Alors La Muette, privée de ses mots, décide d'écrire.

Les lettres couchées sur le papier prennent tout leur sens, se lient, s'étirent, forment des phrases, un texte, une voix silencieuse qui proteste sur la feuille. Peut-être que cette Muette en a marre. Peut-être que toujours être rejetée quand elle veut s'exprimer lui pèse.
C'est trop facile de se justifier par l'humour, c'est trop facile de la faire taire par de vils termes.
C'est toujours la vérité qu'on répudie, parce qu'accepter de ne pas avoir d'arguments est trop dur.

La Muette a eu du mal à comprendre. Elle a toujours cru que sa voix était libre d'être entendue. Elle a toujours vu les discriminations loin derrière elle, loin de cette époque lumineuse où les droits des Homme étaient censés être égalitaires. Et lorsqu'elle a enfin compris, la lumière a assombri son esprit.

Son monde utopique s'est brisé. La vie réelle fait mal, et chaque année, l'insouciance de l'an précédent est regrettée. Grandir est douloureux, parce que grandir demande d'accepter la vérité.

La vérité c'est que ceux qui minimisent les violences ne sont pas ceux concernés. La vérité c'est qu'un homme qui se plaint des féministes a peur de faire partie de ceux qu'elles dénoncent. La vérité c'est qu'un blanc qui fait des blagues racistes rigolent de difficultés qu'il ne rencontrera jamais.

La vérité c'est que quand La Muette a voulu le faire remarquer, on l'a rembarrée. La vérité c'est que la réalité n'est jamais acceptée.

Pourtant, La Muette sait ce que c'est que la discrimination.
Cette petite fille sait ce que c'est de se sentir illégitime, de devoir vivre comme si avoir la chance d'être une femme était un fardeau.

Pourquoi ce garçon n'écoute-il pas lorsqu'elle lui explique que c'est difficile ? Pourquoi parle-t-il de ses problèmes à la place ? Est-il vraiment son ami ? Entend-t-il vraiment ses douleurs ?

Elle souffre. Elle souffre de devoir pincer les lèvres pour s'empêcher de parler. Elle souffre de sentir sa langue s'empoisonner sous la rancoeur qu'elle emmagasine. Elle souffre de regarder ce camarade être insensible à ses plaintes.

La Muette n'en dort plus la nuit. Elle pense à tous les affronts qu'elle a laissés passer. À toutes les fois où elle s'est laissée être humiliée. Cette main inconnue jouant sur ces cheveux de « moutons » qui lui brûle toujours la peau. Cette blague réductrice sur sa poitrine qui l'a empêchée d'affronter de nouveau ses seins. Ces reproches douloureux sur ce qu'elle disait qui l'ont fait taire.
Elle n'en dort plus, et elle en pleure.
Ses larmes roulent sur le papier, qui s'humidifie, se trempe, se fragilise et se déchire. Les lettres se séparent. Les phrases se démembrent. Ses arguments s'émiettent.
La Muette a peur de se battre pour retrouver sa voix. Elle ne veut pas devenir un de ses militants déraisonnés et inefficaces qui agacent tout le monde. Elle veut juste qu'on l'entende. Et pouvoir dire les vérités qu'elle cache en elle.

Elle voudrait dire à "A" que son complexe d'infériorité n'est pas la seule chose qui existe. Qu'il y a parfois des problèmes plus grave, et que jamais il ne la convaincra que le racisme anti-blanc existe. Qu'il n'a qu'à pas confondre racisme, xénophobie et discrimination car ce ne sont pas les mêmes choses. Que « je m'en fiche, pour moi c'est pareil » n'est pas un argument. Que de s'approprier les problèmes des autres est un comportement toxique.
Elle voudrait dire à "F" que d'être désintéressé de tout ce qu'il se passe de grave autour de lui est irresponsable. Que l'excuse du « je ne la connaissais pas » n'explique pas son inhumanité. Que de
n'avoir qu'une seule vie ne donne aucune raison d'ignorer les douleurs des autres. Que quand l'amour-propre de quelqu'un a été entaché, le traumatisme n'est pas forcément proportionnel à la gravité de l'acte.
Elle voudrait dire à "E" qu'elle n'a jamais su si ses "plaisanteries" racistes et antisémites en étaient vraiment. Qu'à son Brevet Blanc d'EMC elle a parlé de la banalisation du racisme par les blagues en pensant à lui. Que l'humour noir est drôle mais qu'il y a une manière respectueuse de l'utiliser.
La Muette voudrait dire à "B" qu'elle n'aide personne en agissant comme une inconsciente qui approuve les actes inhumains de ses "amis". Que si son copain est un salaud elle devrait le quitter plutôt que de devenir une salope à son tour.
Elle voudrait dire à "M" d'arrêter de faire comme si ses actes irrespectueux envers les filles n'avaient pas de conséquences.

Elle voudrait leur dire à tous qu'elle se sent piégée en leur présence. Qu'elle n'ose jamais parler librement, parce qu'elle ne peut tout simplement pas le faire.

La Muette y pense tout le temps. Si bien que ça la ronge de l'intérieur, car les mots creusent son corps pour trouver la sortie où ils pourront s'exprimer. Elle a des cernes.
On lui demande si ça va.
Elle répond oui, et une blague qui lui rappelle de faire le ménage pour se remonter le morale fuse dans l'air. Les gens pouffent.
Elle est lasse de tout ça.

La Muette aurait préféré être Sourde.

« Et une fois qu'elle aura déposé sa plume, elle remettra sa muselière. »

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