Jupiter avança un museau frémissant, qu'Alain caressa.
« Si tu connaissais Vénus... »
Il sourit. Malgré la mélancolie qui le prenait parfois, il commençait à se remettre du choc que lui avait causé Suzie. Il ne souffrait plus autant quand il pensait d'elle.
Le soleil perça les nuages, et inonda la campagne. Un rideau de pluie obscurcissait l'horizon. Cette atmosphère ressemblait à celle qu'il avait connue, le soir de son évasion. Que de souvenirs ! Le jeune homme secoua doucement la tête.
« Voilà que je commence à rêvasser ! » se reprocha-t-il.
Dans un geste coutumier, il vérifia le harnachement de sa monture. Soudain, il s'arrêta, pétrifié : la grosse sangle portait des traces étranges, blanchâtres. Il défit la selle et l'examina. On aurait dit qu'elle avait été enduite d'un produit acide, car le cuir était rongé. Alain exerça une forte tension, puis de brusques secousses. À la dixième, la ventrière se rompit net.
Atterré, le voltigeur considéra la scène. S'il n'avait pas jeté ce coup d'œil, la selle se serait défaite au milieu du spectacle, et c'eut été la chute... une chute mortelle, peut-être. Pourquoi ? Comment cette sangle neuve, qu'il avait graissée la veille, avait-elle pu se détériorer si vite ? Une seule solution se présentait : quelqu'un avait œuvré pour cela ; il ne pouvait en être autrement.
Un bruit de pas lui fit lever la tête.
Monocle en main, chapeau melon sur le crâne, Mégo s'était arrêté.
« Des ennuis, Castillon ? demanda-t-il.
- Non, rien de très grave, répliqua Alain. Je vais juste changer cette selle : elle est trop usée. »
L'autre s'éloigna, de son allure pincée. Un bref éclair, dans son regard, attira l'attention d'Alain.
« Aurait-il de la haine ? » se dit-il.
Après tout, la valeur de ce cavalier avait été estompée par sa propre réussite. Que penser de cela ? Alain se reprocha de tels soupçons. Après tout, il s'était peut-être trompé. Certains produits se détériorent si vite ! Un coup d'humidité, suivi d'un peu de soleil...
Le temps pressait. Comme il se baissait pour prendre une autre selle, une feuille glissa sous son nez, tandis qu'une voix résonnait :
« On parle de vous, dans les journaux. »
Monsieur Lagarde se tenait devant lui. À contre-jour, il ne l'avait pas aperçu.
« Bonjour, patron ! » répliqua Alain, en prenant le papier.
Le titre attira son regard :
« Un laideron sous le masque d'un clown ?
Le Castillon ne veut pas montrer son visage. Beau, ou laid ? »
Suivait une colonne entière, qu'il ne lut pas.
« Que pensez-vous de cela ? demanda Lagarde.
- Je crois que cela accentue le mystère commercial que nous souhaitons.
- Tant que cela ne vous dérange pas, Alain, c'est très bien. Mais si vous désirez mettre fin à ces excès littéraires, faites-le-moi savoir.
- Je n'y manquerais pas, merci. »
Alain prit la selle. Fallait-il parler au patron de cette ventrière bizarrement abîmée ? Le directeur, d'ailleurs, semblait vouloir prolonger l'entretien.
« Vous vouliez me dire autre chose, patron ? »
L'homme hésita. Ses yeux défaillants cillèrent.
« Il paraît que vous recherchez un certain... un certain Bernard Dumas.
- C'est exact, affirma Alain, avec un fol espoir.
- Pourquoi donc ?
- Une histoire privée. J'ai quelque chose de très important à lui dire.
- Qui vous a donné son nom ?
- Un prêtre. »
Cette réponse parut rassurer le patron. Il hésita encore, puis déclara :
« Bernard Dumas habite Tours. Demandez à l'hôtel de ville, où il travaille. On vous y renseignera.
- Merci, patron. Vous le connaissez ?
- Je le vois aussi souvent que je vois ma mère. »
Sur un bref signe de tête, Lagarde s'éloigna. Or, le patron n'avait plus de mère...
Alain le suivit des yeux, songeur. Lagarde était parti si vite qu'il n'avait pu lui poser plus de questions. La réponse était donc si proche ! Pourquoi le patron ne lui donnait cette information que maintenant ? Attendait-il de pouvoir lui faire confiance ?
Il y avait là-dessous un mystère. Peut-être aurait-il d'autres informations avec de Bernard Dumas ? Tours... la prochaine étape.
Comme il lui tardait d'arriver dans cette ville !