Toujours perdant !

By Clarence-de-Malines

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1903 --- « Qui est mon père ? » Il a hurlé ces mots. Mais le silence seul répond. Alain a vingt-et-un ans. B... More

Une fois de plus...
Evasion
Le cirque des Étoiles
Ni le passé, ni l'avenir...
La troisième lettre
Des bêtes pour amis
Solitude
Résurgence
Deux noms sur la liste
Face à face
La loi du Sang
En plein rêve
Révélations
Une fois encore...
Du sang sur les mains
Entre les mailles du filet
Enfin un ami
Plus de liste, plus de noms
Il y a vingt-et-un ans...

Un nom sur la liste

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By Clarence-de-Malines

Un bruit de course ; quelques enfants se jetèrent dans la ruelle, bousculèrent Alain et disparurent dans une volée de rires.

D'abord surpris, le jeune homme sourit. Jour solennel du 15 août, une grande agitation régnait : on achevait d'organiser la procession. Les gamins, excités par l'odeur des fleurs et par cette ambiance festive, ne se tenaient plus.

Alain avait pris congé pour la journée ; tôt le matin, Mario l'avait vu quitter le cirque, et prendre le chemin de la Filotière. Il approchait maintenant du presbytère, écrasé par une sourde appréhension : le père Olivier pourrait-il lui consacrer une dizaine de minutes, au milieu de ces préparatifs ?

Le curé discutait avec une de ces femmes qui se croient indispensables au bon fonctionnement de la paroisse. La venue d'Alain lui donna l'opportunité d'échapper à cette grenouille de bénitier. Il s'élança vers lui, avec un large sourire :
« Ah ! Ce cher Alain ! Excusez-moi, Mademoiselle, mais voilà un vieil ami avec lequel j'ai une affaire importante à régler ! »

Aussitôt, il entraîna le garçon dans ses quartiers privés.
« Merci, Alain, dit-il. Cette vieille femme me harcelait depuis un certain temps, et je ne savais comment m'en débarrasser charitablement.
- Je suis heureux d'avoir pu vous rendre service », répliqua Alain, qui était aussi heureux de voir les dispositions du prêtre.

Un bref silence les embarrassa tous les deux. Enfin, le père Olivier reprit la parole.
« J'ai reçu tes trois lettres, déclara-t-il.
- Je suis venu, comme je vous l'avais dit.
- Je n'ai jamais douté que tu le ferais. »

Une nouvelle pause s'écoula ; Alain ne savait comment introduire sa demande, et le curé ne faisait rien pour l'y aider.
« Je... je pense qu'il est inutile de vous expliquer pourquoi...
- Non, coupa l'abbé. Je n'ai rien à te dire.
- Mais...
- C'est décidé, Alain. Ton but est mauvais, et tu ne l'atteindras pas.
- On m'a appris qu'un homme parvenait toujours à ses fins, s'il le voulait. »

La conversation, d'abord amicale, s'était sensiblement refroidie. L'abbé fit un geste de dénégation. Le sang d'Alain s'échauffa lentement ; la pression montait, mais il conservait la tête froide.
« Écoutez, mon père. Je reviendrais ici chaque jour, chaque mois s'il le faut. Mais je saurai quel homme ma mère a eu le malheur d'épouser !
- Alain...
- Je ne quitterai pas ce presbytère avant d'avoir eu une réponse. Vous êtes le seul à pouvoir m'aider ! Si vous ne me répondez pas, je finirai pas trouver Roger et les autres, qui me roueront de coups, mais me répondront peut-être mieux !
- Mon fils...
- Il me faut une réponse ! Tant que je n'aurais pas retrouvé ce lâche, je ne pourrais rien faire. Car ce n'est pas une simple envie, monsieur l'abbé, c'est aussi un devoir ! J'ai juré de retrouver l'homme qui a abandonné ma mère, et je tiendrais cette promesse ! »

Un très long silence glissa dans la pièce. Les bruits joyeux qui traversaient les fenêtres rendaient la scène étrange. Alain passa une main tremblante sur son front, et balbutia, horriblement gêné :
« Je vous demande pardon, mon père. J'ai oublié à qui je parlais, et surtout comment. J'ai vu en vous l'ami, plus que le prêtre. Je regrette. »

Le curé soupira.
« Ton emportement a été mauvais, mais il m'a convaincu. »

Subitement, le visage d'Alain s'éclaira.
« Je ne sais presque rien, déclara l'abbé, et je ne peux te dire qu'un nom : Bernard Dumas. Cet homme, j'en suis sûr, saura mieux te répondre.
- Le connaissez-vous ?
- Non. Le jardinier qui vous a surveillé, toi et ta mère, avait une fâcheuse tendance à l'alcool, que tu n'as heureusement pas contracté. Un jour qu'il avait trop bu, il m'a parlé de « Bernard, qui est parti aussi ». J'ai donc questionné ta mère, et j'ai appris que ce Bernard vivait dans sa maison, et qu'il était parti sous le faux nom de Dumas.
- Ce serait donc mon père ?
- Probablement, mais le jardinier vivait aussi chez ta mère, et il n'était...
- ... qu'un domestique, termina Alain. Tandis que ce Bernard Dumas...
- Seule ta mère aurait pu te répondre », coupa l'abbé.

Le jeune homme sourit.
« Eh bien ! Nous n'avons parlé que d'affaires, mais il y a certainement d'autres nouvelles !
- Ils t'ont laissé une fameuse cicatrice, remarqua l'abbé. Qui est donc ce Roger ?
- Je ne le sais pas moi-même. »

Quelqu'un toqua.
« Monsieur le Curé, il manque une bannière ; celle de Saint Joseph.
- Elle doit-être dans mon grenier ; je vais y aller voir. »

Le prêtre se tourna vers Alain.
« Comment vas-tu retrouver ce Dumas ?
- Je n'en ai aucune idée.
- Il peut être à Lille comme à Toulouse ; à Paris comme à Berlin ; en France comme au Canada, ou aux Indes... tu n'as aucune chance !
- Je la tenterai quand même, cette chance », répliqua Alain.

De nouveau, l'abbé soupira. Il haussa les épaules :
« Je dois y aller. »

La procession se déroula dans un envol de fleurs et de chants, mais l'esprit d'Alain était sombre, et il se sentait absent. Deux noms tourbillonnaient dans son esprit : Bernard Dumas, Suzanne Mézec. Encore Dumas ; puis Suzie, toujours Suzie.Oui, encore elle ; toujours, elle ! C'est décidé, il passera la voir. Qu'importe l'heure à laquelle il arrivera ! Déjà, il discerne le visage aimé, les cheveux châtains. Elle estompe même le nom de Dumas. Roger peut se dresser, avec tout son gang, il la verra.
« Tu vas te faire prendre ! » murmure une petite voix, si fine, si lointaine.

Il s'en moque. Il s'en moquait. Car voilà la propriété des Mézec. Il fait nuit. Quelques heures se sont écoulées, depuis la fin de la procession, mais son esprit est resté constamment lié à Suzie, et il lui semble qu'une minute, à peine, s'est écoulée.

La Lune brille comme les yeux d'une mariée, ce soir, et l'habitation se dresse clairement. Alain a repéré la chambre de Suzanne. Il prend quelques cailloux, et les jette contre les volets. Une minute s'écoule ; une silhouette s'échappe de la bâtisse, s'avance. Il l'a reconnu, et son cœur bat.
« Suzie ! »

Il lui baise la main, malgré cette furieuse envie de l'étreindre plus fortement. La jeune fille sourit. Dans la douceur de cette nuit d'été, il la trouve belle ; plus belle qu'il ne l'a jamais pensé.
« Comment vas-tu ? » demande-t-il.

Des mots si simples, si doux ! La femme a retiré sa main, et soudain, son visage a pâli. Ce doit être la Lune, et ses vilains rayons blancs !
« Je me porte bien », répond-elle.

Alain veut l'entraîner auprès du petit étang. Assis sur cette grosse pierre, ils seront si bien ! Mais elle refuse, et déclare :
« J'ai quelque chose à te dire. »

Le jeune homme sourit. Ce soir, il se sent généreux, et plein de bonne volonté.
« Dis-moi. Dis tout ce que tu veux ! »

Elle brandit sa main droite. Et, soudain, Alain remarque la bague qui brille, qui scintille sous les étoiles... cette bague qu'il a toujours rêvé d'offrir.
« Je suis fiancée, Alain. »

Cela a été dit si facilement... le garçon fixe le bijou, dont l'éclat blesse ses yeux. Livide, il relève un visage bouleversé, sans comprendre.
« Mais Suzie...
- Tu t'es imaginé des choses impossibles, mon pauvre Alain... Et puis, mon père ne veut pas de toi !
- Mais toi, Suzie... tu m'aimes ! »

Le silence tomba ; les grillons, inconscients, saturaient l'air de leurs grincements. Au bout d'un long moment, d'un très long moment, Alain parvint à saisir ce que signifiaient ces mots. Il s'emporta faiblement, trop ému pour être vraiment fâché.
« Suzie... pas toi ! Tu m'as redonné courage... tu m'as permis de devenir un homme, et de me tirer d'affaire ! C'est toi qui m'as donné l'ambition de réussir ! Et toi... qui m'as conseillé et soutenu... toi... »

La jeune fille termina, sèchement :
« C'était de la pitié, Alain ! Oublie-moi, cela vaudra mieux. Tu as toujours été perdant, et je suis las d'attendre ! »

Alain soupira ; il lui en coûtait d'abandonner ainsi plusieurs années d'espoir. Il s'inclina tristement.
« Sois heureuse, avec... avec ton futur mari. »

Il aurait voulu ajouter : « avec cet imbécile qui a eu la mauvaise idée de t'épouser », mais il ne pouvait haïr ce qu'il avait tant aimé. Un bruissement. Il est parti. Derrière lui, se dresse une bâtisse imposante, qu'une silhouette regagne furtivement. Alain ne la voit pas. Il s'est tourné vers ce ciel si beau. Que faire ? Il ne sait plus. Cette nuit, la vie a perdu son sens... mais il semble que c'est pour toujours. Suzie l'aimait ; elle épouse un autre.

Non ! Elle ne l'avait jamais aimé : n'était-ce pas ce qu'elle venait de lui dire, avec cette froideur insupportable ? Maintenant, Alain se rappelle. Oui, c'est vrai : il s'est imaginé des choses impossibles. Il revoit, comme un rêve, le début et la fin du drame, et s'aperçoit qu'elle a toujours été distante.

Il lui avait demandé : « Tu ne m'oublieras pas ? », et elle n'avait pas répondu. Pourquoi ne lui a-t-elle pas dit plus tôt ? Pourquoi avoir laissé son amour se développer ?

La Lune, à présent, ressemble à une cruelle veilleuse, le pourchassant de sa lumière, pour mettre au grand jour sa peine... lui, qui voudrait une écurie obscure pour pleurer. Car les larmes s'amoncellent derrière ses yeux secs. Mais il n'en verse pas une. Son esprit tourbillonne ; ses idées mènent une valse de Strauss, tel que sa mère lui jouait quand il était petit. Il se sent trop agité. Demain, son cerveau sera reposé, et il pourrait analyser clairement, prendre des décisions, modifier ses buts, en admettant qu'il y en ait encore...

Oh ! Mais que fait cette Lune ! Pourquoi rit-elle si méchamment, de sa lumière crue ? Un ombre surgit. Le petit champ... toujours le même. Celui qui a vu ses dernières voltiges sur la petite jument.

Oui, c'est Vénus qui s'avance. Suzie l'a oublié, mais le brave cheval a reconnu son maître. Une deuxième ombre. Alain se plaque dans la végétation. Auprès de la bête, il a reconnu Pierre. Que fait la brute, si tard, dans ce pré ? Une chose est sûre : jamais il ne pourra approcher Vénus. Il faut attendre, encore.

Le chemin s'ouvre devant lui. Il s'en retourne vers La Filotière. Demain, il regagnera le cirque, et la vie continuera. Ses recherches s'orienteront vers Bernard Dumas.

« Je suis las d'attendre. » Quelle ironie ! Que cette Suzanne est donc bourgeoise ! Ne peut-elle pas patienter, lutter pour vivre ? Non, il lui faut se marier, car elle a l'âge. C'est normal. Celui qui n'est pas normal, c'est lui. Voilà toute la différence.

Oui, il a toujours été perdant. Dès sa naissance, il avait déjà perdu... un père, une situation, un bonheur. À dix-huit ans, il avait perdu bien davantage : sa liberté, son honnêteté. Et voilà qu'il perdait, encore, toujours.

Il eut un pauvre sourire. Devant de telles situations, il ne pouvait se fâcher. À quoi bon ? Épouser Suzie était impossible, à présent ! Il ne lui restait qu'une immonde amertume, et une douleur terrible.

La Filotière se présente. Le centre de la ville est illuminé ; un homme achève d'allumer les lampadaires. En cette soirée de fête, la campagne doit resplendir de bonne humeur. La chaleur a ouvert les maisons : les portes et les fenêtres sont généreusement entrebâillées, car on ne craint pas les voleurs.

Le sommeil a quitté Alain. Il erre, sur les pavés rafraîchis, fuyant la lumière trop sensible des portes-flambeaux. Que fait-il ici ? N'ayant plus aucune raison de rester dans le village, il prend la direction de la Chapelle-Sur-Mont. Quand le jour se lèvera, il retrouvera le cirque. Cela lui changera les idées. Il n'aura pas dormi, mais qu'importe !

Pierre, Vénus, mais surtout Suzie, occupent ses pensées.

Il marche, et marche encore. La persévérance a toujours été son fort, et même dans les plus noirs moments, il persévère. Ici, c'est la marche ; plus tard, ce seront les recherches concernant son père. Parfois, la nuit passe lentement, quand on ne dort pas. Mais cette nuit-là fut plus brève que toutes les autres. Alain crut n'avoir marché qu'une demi-heure, malgré ses jambes brûlantes et ses pieds douloureux.

La terre avait déversé quelque fraîcheur, mais l'atmosphère restait tiédasse. Dans le soleil levant, le chapiteau s'élançait, dans un envol glorieux de tissus et de charpentes. Du campement, s'élevaient les rugissements des lions auxquels on donnait la viande.

Il semblait à Alain qu'il sortait d'un long rêve... d'un très long cauchemar. Il retrouva Jupiter, mais ne le caressa pas. Il ne se sentait plus capable d'aimer. Un bruit de pas : c'est Mario, toujours à l'affût des nouveautés, qui se dresse devant lui.
« Eh ! Quelle tête tu fais ! » s'écrie-t-il.

Face à son silence, il s'assied.
« Tu sais le prochain parcours du circo ? demande-t-il, pour meubler la conversation.
- Non.
- C'est un petit circuit ! On va sé révénir ici dans un mois, seulement ! »

Alain fixe un brin d'herbe, sans répondre.
« À quoi penses-tu, encore ? reprend le second. On dirait bien que tu rumines ! »

L'homme a un sourire triste. D'habitude, il n'est guère bavard sur ses sentiments, mais il éprouve le besoin de parler. Il déclare, d'une voix neutre qui le fait lui-même souffrir :
« Ma fiancée m'a laissé tombé. »

Mario, embarrassé, lisse sa moustache.
« Hum... c'est jamais très marrant. Tu devais l'épouser bientôt ?
- Nous n'étions pas vraiment fiancés, pas légalement. »

Javiera lui tapote l'épaule, en se levant.
« Je parie que c'est aussi arrivé au patron. Mais toi, tu ne restéras pas un vieux soltero ! Tu vas marier.
- Figure-toi que je n'en ai nulle envie.
- Eh ! Tu mé lo rédira dans un an ! »

L'Espagnol, ayant tenté l'impossible, le laisse seul. Seul ? Il l'a toujours été, excepté auprès de Suzie, et de sa mère. Mais l'une comme l'autre l'ont quitté...

Oui, il est seul, bien trop seul ! Et toute l'affection des animaux ne peut pas remplacer celle d'une mère, ou d'une épouse.

Lentement, le mot s'enfonce dans son esprit épuisé : seul.

Seul !

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