Sol Finis

By ChristopheNolim

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-- Premier livre dans la trilogie des solains -- Méprisé par ses dieux, abandonné par le destin, un monde per... More

Ouverture
1. Un matin
2. Premier rêve
3. Le Cercle de lumière
4. La Chambre des délibérations
5. Le Triumvirat
6. Khar
7. Le magistère
8. Les mages
9. Maître Wei
10. Léviathan
11. Les rêves
12. Ô, étoiles...
13. Le prédicateur
14. L'arme du crime
15. Ikar
16. Et s'il n'y avait pas d'étoiles ?
17. Le caillou
18. Pour tuer le temps
19. Duel
20. Les obstacles
21. Espoir et politique
22. La volonté des dieux
23. Lueurs nocturnes
24. La persistance
25. Mes chers élèves
26. Seryn
27. Duel amical
28. Une bulle de vide
29. Savoir rêver
30. Descente dans l'âme
31. La Cour
32. Le lac intérieur
33. Le tunnel
34. La Bordure
35. La marche des photosaures
36. Ni mages, ni rêveurs
37. Le deuxième prince
38. Les gardiens
39. Le maître-guérisseur
40. Delts
41. La décision
42. La déesse-soleil
43. L'audience aux créateurs
44. L'Unumvirat
45. Rien qu'un mauvais souvenir
46. La Capitale
47. Le prince-roi
48. S'en remettre aux dieux
49. L'esprit d'Ikar
50. Tu voyageras loin
51. Ceto
52. Le témoin
53. Le palais englouti
54. Mon ère commence
55. Jarn
56. Le pont
58. Le nouveau dieu
59. La transmigration
60. L'horizon de mes rêves
61. La bataille de Méra
62. Ouvrir la voie
63. Ce que vous avez de plus cher
64. Stella Medius
65. Couper la corde
Interlude - Stella Ostium

57. L'ultime fléau

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By ChristopheNolim


2200 mots

Nous possédons tous un monde intérieur. Certains, pas seulement mages d'Arcs, le connaissent dans les moindres détails. Entrer dans ses rêves signifie pour eux retourner dans sa maison de campagne ; le jardin a toujours besoin d'un peu d'entretien, mais les pièces sont à leur place. Ils savent aussi où se trouvent les coins sombres propices aux fantasmagories inquiétantes et, lorsqu'ils s'y rendent, c'est pour chasser les monstres plus que pour se faire chasser par eux.

L'écrasante majorité des conscients ne fait pas la différence entre toutes ces choses. Il n'est de réel que le réel, disent-ils à l'envi, tout en laissant aller leur cerveau à ses vices habituels, comme inventer des souvenirs pour recoller les morceaux d'une existence qui, si on n'y prend pas garde, tient bientôt plus du fantasme que de la « réalité ». Ils reprochent aux rêveurs leur manque de sens pratique ; tout en omettant que c'est eux qui ont inventé cette notion ; ainsi que toutes les modalités du « sens pratique » qui, d'époque en époque et de royaume en république, changent comme les saisons, tandis que les grands axes du rêve, peut-être préservés par leur secret et par la sagesse de leurs maîtres, demeurent immuables.

Caelus


En ce dernier soir, la lumière avait refusé de s'évanouir. Le peuple, inquiet, incapable de trouver le sommeil, les yeux rougis et les gestes hésitants, comme une armée de somnambules, en appelait donc aux deux instances à qui il apprenait chaque jour à rendre grâce : les dieux d'une part, les princes d'autre part. Ou du moins celui qui leur restait.

Une foule se massait devant les murailles de la Capitale. Devant son ampleur, le prince Eil avait ordonné qu'on fermât les portes, afin de réfléchir posément à la situation, sans que la populace inquiète vienne piétiner les jardins et perturber le bon fonctionnement des institutions royales. Les nombreux conseillers qui l'entouraient avaient fait mine de chercher des réponses, puis s'étaient rapidement éclipsés pour vaquer à leurs propres affaires. Son chef de la sécurité avait fait un discours inaudible depuis le rempart, dans lequel il appelait le peuple à patienter, et surtout, à étendre des couvertures devant ses fenêtres pour dormir sans être gêné par la lumière. Malgré son sens pratique, on ne l'avait pas écouté d'en bas ; une pierre avait manqué de lui fendre le crâne. Après quoi la roture s'était assise en grappes contre le mur, comme pour un feu de camp, avec conteurs et musiciens improvisés, exigeant toujours du prince Eil ce qu'elle n'obtenait pas des dieux, à savoir : le retour de sa sécurité.

Le prince, fatigué des intrigues ayant mené à son pouvoir exclusif, souhaitait se reposer – l'Histoire oubliera cette somme de hasards et de détails insignifiants, se disait-il, sans se douter toutefois que l'Histoire s'apprêtait à oublier bien davantage encore, à commencer par sa propre personne. Les rougeoiements du ciel ne l'atteignaient point, peut-être parce qu'ils excitaient la foule et que, par réflexe, le prince ne se laissait jamais inquiéter par le dernier sujet de délire collectif du moment.

Assis à même son fauteuil préféré, malgré les chatoiements flamboyants de la lumière filtrée par les vitraux de sa salle d'audience, il s'assoupit et rejoignit inconsciemment son monde intérieur.

C'était une vaste plaine herbeuse, d'un vert artificiel, sans insecte, ni animal, sans bruit, sans vent, sans le moindre objet de distraction – un beau, un doux rêve. Des cages étaient disposées de manière élégante, ou plutôt en désordre, mais cela lui paraissait élégant. Elles contenaient des arbustes nains, comme de minuscules copies des végétaux de Sol Finis. Le prince pouvait passer sa main au travers des barreaux et les caresser ; mais les arbustes ne bougeaient pas. C'était calme. C'était beau. C'était agréable.

« C'est vide » commenta la tortue qui flottait à côté de lui.

Aussitôt, et bien que chaque chose gardât sa place, sa forme et sa nature, le rêve s'effondra en tant que rêve et Maître Wei se révéla en tant que maître, bien qu'il fût toujours une tortue. Le prince Eil, quant à lui, était un furet. Cela ne lui aurait pas plu. Mais son rêve ne comportait aucun miroir, aussi l'ignorait-il.

« Que faites-vous ici ? Nous sommes chez moi » pesta le prince, car c'était là son unique certitude.

Maître Wei semblait vouloir le faire enrager, car il se mit aussitôt à flotter parmi les décorations encagées ; des arbres, mais pas seulement. Il se trouvait ici aussi des solains et des solaines, petites statues souriantes, et des choses moins avouables encore.

« Vous avez un problème avec le pouvoir, diagnostiqua Wei.

— Sortez d'ici.

— Vous avez raison. »

Ils furent tous les deux expulsés du rêve. Le prince regagna son corps ; Maître Wei redevint face à lui ce petit solain chétif, à la peau parcheminée, aux cornes striées, rayées par l'âge, dont le sourire permanent lui courait sur les nerfs.

« Que voulez-vous ?

— Vous n'ignorez pas que le monde est en train de sombrer sous l'effet du deuxième Fléau et de la mort de Hela. »

Il l'ignorait, mais le prince pressentit que pour garder la face, il devait hocher la tête d'un air sombre.

« Les dieux ont décidé que Sol Finis devait disparaître ; l'ombre est partie des Confins et roule dans notre direction. Quant à Hela, j'ignore pourquoi, peut-être se sont-ils affrontés entre eux. En tout cas nous sommes un monde promis aux ténèbres ; les lueurs dans le ciel sont les derniers feux de la machine qui s'éteint.

— Et alors ?

— Nous avons besoin de gagner du temps. Je suis presque sûr que nous sommes en mesure, aujourd'hui, d'atteindre les Étoiles lointaines. La Capitale se situe au centre du monde, à peu près : ce sera le point de convergence du Fléau. Nous pouvons faire entrer des milliers de solains entre ces murs : ils seront protégés quelques heures de plus. Le temps pour nous de mettre en place un pont en direction du Cercle de Lumière. »

Le prince ajoutait mentalement un « peut-être » devant chaque phrase, chaque mot. Le discours de maître Wei en fut particulièrement alourdi, et ne lui parut donc guère digne de confiance.

« Hors de question. Vous avez vu ce qui se passe dehors.

— J'ai vu, en arrivant, que le peuple priait ses dieux et demandait son prince.

— Oui, eh bien ?

— Les uns l'ont trahi et l'autre ne lui sera d'aucun secours. Nous n'avons pas besoin de vous, prince : je prends les commandes.

— Vous voulez rire ! »

Mais Wei ne riait plus ; en revanche, le prince Eil, lui se mit à rire. Un fou rire irrésistible, incontrôlable, qui le laissa ahanant sur les dalles de pierre, vidé de ses forces, vidé aussi de la plupart de ses pensées. Il se dit qu'il avait faim et, se levant tel un automate placide, se mit en quête de quoi assouvir ce besoin important.


***


Bien qu'assigné à résidence, sans nouvelles du prince Eil ni de ses espions dans la capitale, l'Intendant El Golgar en conclut qu'il était le seul à la barre de Sol Finis.

Depuis combien de temps durait ce dernier jour interminable ? Cela, bien plus que le front d'ombre du deuxième Fléau, dont il ne croyait pas encore les premiers échos, changeait la donne. Comme si Sol Finis n'attendait qu'un signe pour se livrer à son autodestruction, une apocalypse dont les graines profondément plantées dans les esprits par les Sermanéens germaient dès la première pluie. Les arbres se desséchaient sur place sous cette lumière surnaturelle ; les animaux les plus calmes brisaient leurs enclos, couraient en désordre, étouffés par leur propre salive écumante. Un peu comme les solains, qui suivaient en groupes compacts le premier prédicateur venu, brûlaient ce qui leur tombait sous la main en espérant que cela plairait aux dieux, égorgeaient leur dernier bétail en pleurant.

La soldatesque ne pouvait maintenir l'ordre, puisqu'elle était en proie au même délire.

« Il n'a suffi que de cela » songea l'Intendant.

Il fit réunir dans son bureau les principaux maîtres d'Arcs du laboratoire, du moins les dix restants, ceux qui n'avaient pas disparu dans la nature en espérant sauver... mais quoi exactement ? Leur propre existence ? Pouvaient-ils se soustraire à la toute-puissance des dieux ? Ou bien, plus pathétique encore, leur carrière ?

« Je ne vais pas aller par quatre chemins, dit-il, litote favorite de ceux qui, habitués à retarder leur discours de mille artifices, enrobent la vérité de cinq proverbes et deux aphorismes, telle la recette interminable d'une décoction de sorcière. Nous savons que la lumière procède de l'essence divine, car provenant de Hela elle-même. Les dieux nous envoient un signal. Ils en ont assez d'attendre nos tergiversations. »

Tous ceux qui ont tenté d'interpréter, dans les signes du moment, des décisions des dieux, ou leur état d'esprit, se sont presque toujours trompés. El Golgar ne faisait pas exception, ignorant que la déflagration permanente du ciel de Sol Finis était en fait l'écho lointain de la mort de Hela.

« Il est temps de revenir en grâce auprès des dieux. Nous devons leur montrer que nous avons entendu leur message et que nous sommes prêts à tous les sacrifices pour mériter à nouveau leur confiance.

— De cela, nous sommes tous certains, dit un mage. Mais les dieux n'écoutent guère les promesses. Si sacrifice il doit être, c'est qu'il l'exigent, maintenant. Et comme nous manquons de directives claires, la question est donc : que devons-nous sacrifier pour leur plaire ? »

L'Intendant avait, fort à propos, déjà trouvé la réponse. Il lui fallait simplement un soutien.

« Lorsque le deuxième Fléau s'est abattu sur Sol Finis, où a-t-il frappé ?

— Méra.

— Eh bien.

— Vous ne pensez quand même pas...

— Si les dieux ne nous en disent pas plus, c'est que nous devons le déduire nous-mêmes, avec notre faible cognition de solains. »

Et cette faible cognition parvenait à une conclusion tout aussi pitoyable : pour redorer leur image auprès des dieux, les solains étaient prêts à faire acte de repentance. Il fallait sacrifier la capitale Méra, le plus beau joyau de Sol Finis. Le dernier lieu peut-être où l'on ne vivait pas à l'heure de la fin du monde et qui, de loin, cernée de ses murailles, toujours un peu enivrée, était cette femme trop belle à qui, par jalousie cruelle, on invente tous les excès, tous les vices.

Ces vices et ces excès, l'Intendant pouvait en dresser la liste pour se convaincre davantage – tout en omettant les siens : la Capitale devait disparaître.

« Ce fut une conclusion à votre hauteur » eut le courage de commenter quelqu'un.

Maître Wei avait encore surgi, comme à sa sinistre habitude. Ce lutin parcheminé n'avait pas sa place parmi ces regards soucieux, ces fronts plissés et ces sourcils froncés ; il souriait, à rebours de la dureté du monde ; et maintenant plus que jamais, l'Intendant ressentit que l'existence même de ce « maître » était un affront fait à leur situation quotidienne. Comme si on pouvait encore sourire alors que le monde disparaissait.

« Allez-vous en, Wei, laissez-nous sauver Sol Finis de son ultime Fléau.

— Vous êtes l'ultime Fléau » persifla Wei.

Il avança entre les mages qui s'écartaient prudemment. L'Intendant bouillait. Ce gnome condescendant entendait entraver leur projet, alors qu'il était donné aux solains de se réconcilier avec leurs dieux ! N'était-ce pas cela, leur mission, que de redonner l'espoir à toute une race ; lui promettre des empires au-delà des étoiles, plus grands que ses rêves, tous donnés par la généreuse main des Sermanéens ?

« Vous êtes le Fléau que les dieux n'ont pas créé, car vous n'êtes que le produit de votre couardise, de votre incompétence et de votre carriérisme. Vous êtes plus néfastes encore que les démons des Confins, car on ne vous reconnaît pas comme des démons. Pourtant vous êtes plus retors qu'eux, plus tenaces. Votre race vit cachée parmi la nôtre et seuls les instants de doute permettent de vous débusquer, vous qui n'apportez que la ruine.

— Assez, Wei ! »

Mais Wei était inarrêtable.

Un parmi les derniers mages d'Arcs, plus hardi que les autres, dégaina une épée. Wei fit un geste négligent. Il y eu un claquement de fouet ; une lame d'air, invisible, venait de briser le métal en plusieurs morceaux. Le téméraire fit un pas en arrière, le revers du coup fendit son crâne.

L'Intendant El Golgar eut, pour la première fois, peur de mourir. Wei était minuscule, pourtant les mages d'Arcs de Méra n'étaient face à lui que des souriceaux apeurés.

« Vous estimez que je suis faible parce que je suis vieux et que je vous ai souri. Mais vous ignoriez tout de ma violence et de ma détermination. Vous êtes un Fléau, mais je suis pire que les Fléaux. La Capitale est sous mon commandement et je défendrai Sol Finis dans la tempête, seul s'il le faut. »

Le groupe de maîtres se perdit en injonctions contradictoires. Les uns réclamèrent la pitié, les autres l'insultèrent. Les objets du bureau s'animèrent. Un alambic surgi de son étagère se déforma en lame de verre, qui empala un solain au mur, tandis qu'un autre était projeté au travers de la vitre. Maître Wei les écrasait, les fauchait sans même y penser. Ils ne méritaient même pas son attention.

Manquant de glisser sur une mare de sang, El Golgar prit la fuite. Une scène d'horreur l'accueillit dans le couloir. Les gardes postés à l'entrée du bureau de Tommus avaient été projetés contre les murs, encastrés dans le plâtre, que l'on devinait légèrement ramolli, qui les avait étouffés vivants.

Une muraille invisible arrêta sa course. L'escalier se trouvait à quelques mètres à peine. Effrayé, il frappa de toutes ses forces contre ce mur d'air, ne s'entendant même pas sangloter.

« Ce n'est pas une punition, dit Wei en reparaissant derrière lui. C'est un constat. En ouvrant nos portes aux dieux, en les invoquant, vous ne pourriez qu'interférer dans mes plans. Sans parler de votre idée saugrenue de brûler Méra. Nous n'avons pas besoin de brûler Méra, du moins, pas encore. »

Pas une goutte de sang ne maculait sa toge rapiécée.

« Ayez pitié de moi, dit El Golgar.

— C'est impossible, Intendant. J'ai décidé de faire ce qu'il faut pour sauver la race des solains, y compris devenir un monstre et porter le poids de mes crimes. »

Ayant achevé ce combat sans témoin, tournant le dos à son œuvre, Wei regagna à pas de géant le palais des princes.

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