26. Seryn

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Le soir de Sol Finis créa des êtres majestueux, à la mesure des obstacles impensables qui s'étaient levés pour empêcher les solains de sauver leur peuple.

Caelus, Le Monde Solitaire



Une résolution implacable émanait de cette personne. C'était une parfaite meneuse de solains. La première des maîtres d'Arcs, qui avait toute la défense du royaume sous sa responsabilité, répondant directement de ses actes à la Capitale.

Des tatouages couvraient sa peau vermeille. Celui du troisième œil, situé sur son front, cligna. Car c'était un œil véritable, celui des plus grands maîtres d'Arcs, dont la science de la matière et de l'énergie avait atteint son paroxysme. Aucune illusion ne pouvait lui résister. Seryn voyait au travers des murailles comme des mensonges. Elle lisait les pensées comme un livre ouvert.

« Je suis née il y a trente-cinq cycles seulement. Je n'ai donc pas connu le Fléau. »

Elle ne les regardait pas. Elle semblait absorbée par la paume de sa main, qu'elle ouvrait et refermait sans cesse. Livenn comprit aussitôt qu'un autre tatouage se trouvait là, qui lui faisait parvenir des messages d'autres maîtres d'Arcs.

« Pour tout dire, le début de mon existence a été semblable au vôtre. J'ai appris les rudiments de la magie d'Arcs dans ce même magistère, sous la direction du même principal.

Beaucoup d'entre vous aujourd'hui vont rejoindre Téralis. Le rôle de maître Wei était de vous préparer. Le mien, de vous garder en vie. »

À mesure de la déchéance de Sol Finis, les glaces encerclant ce monde circulaire avaient progressé vers le centre. Chaque jour, plus d'ombre, plus de démons ; chaque jour le Monde Solitaire se mourait un peu plus dans l'indifférence des dieux. Seryn était témoin de ce lent processus.

Elle cessa d'agiter sa main et planta ses yeux au hasard dans la foule, comme pour écraser des protestations.

« En ce qui me concerne, le fléau que nous avons à affronter, c'est le froid. L'obscurité. Ce sont les démons. Les tempêtes.

Sol Finis est un disque de roches désertique, encerclé par une chaîne montagneuse impraticable, une muraille naturelle que l'on nomme la Barrière. Dans le temps, elle délimitait l'emplacement d'un royaume parmi d'autres ; aujourd'hui c'est notre dernier rempart. Il y a encore deux siècles, des villes s'épanouissaient au pied de la montagne, aujourd'hui la Bordure est totalement abandonnée. Il ne reste plus que nous, à Téralis. Dans le temps, la trouée entre les montagnes était le chemin par lequel le royaume commerçait avec le reste du monde ; aujourd'hui nous l'avons fermée d'un mur, au sommet duquel nous veillons. Nous sommes les derniers gardiens.

Au-delà de la Barrière, les Confins, tel est le domaine des démons. À mesure que l'ombre progresse, que la glace fracture la pierre, ils se font plus féroces. Plus intelligents. Leurs assauts sont plus fréquents.

Ce combat est peut-être perdu d'avance, mais il est le nôtre. Je ne vous promets aucune réussite, aucune reconnaissance. Nous ne défilerons pas victorieux à Méra. »

Elle donna ensuite des ordres très stricts. Les élèves avaient deux heures pour prendre leur dernier repas ici. Venus sans bagages, ils n'emportaient du magistère que leur tunique et leurs sandales. Des listes furent affichées, on regarda les affectations de chacun.

Livenn était étrangère à ce manège. Elle avait été étrangère à Khar depuis son entrée, car elle savait qu'il s'agissait seulement d'une étape parmi d'autres. Ni la fin, ni début de quelque chose, de même que Nadira n'avait été qu'une transition.

« Tiens, Livenn... »

Othon se gratta la tête. Il semblait se perdre en de vains efforts, en sa présence du moins, pour trouver matière à conversation.

« Je pars à Téralis. »

Elle se demanda si la veille n'avait pas été un rêve. Khar, entre ses échos et ses persistances, aurait très bien pu le lui suggérer.

« Tableau ou pas, je ferai ma part. Je n'irai pas profiter de la tranquillité de Méra. »

Ce tableau, de toute manière, les avait trahis ; affront suprême de l'idole déchue. Nombre de ceux qui étaient inscrits ne verraient jamais l'ombre de leur poste rêvé. El Golgar les poussait vers la Bordure, plus près de l'abîme, là où les plus puissants maîtres d'Arcs disparaissaient sans laisser de trace.

« Et tu ne reviendras pas de Téralis. Personne n'en revient.

— Je n'ai pas dit cela, s'inquiéta-t-il.

— Tu l'as pensé. »

Tu ne comprends pas, semblait dire Othon, et avait-il vraiment tort ? Livenn ne vivait pas une vie solaine. Elle ne se sentait pas attachée à ce monde, à son histoire et ses symboles ; elle n'avait pas été attachée à ses parents. Seule la maison de son enfance subsistait dans ses souvenirs, comme un modèle réduit bâclé, assemblé sans minutie, pour venir combler un vide.

« J'ai compris, lança-t-elle. Tu t'es demandé jusqu'à présent si j'étais comme Nadira, une persistance. Cela aurait expliqué que je sois née sans cornes, comme ces êtres qui auraient vécu avant nous sur Sol Finis.

— Ce n'est pas...

— Que veux-tu, exactement ? Tu me reproches de ne pas choisir Téralis ? Mais ce n'est qu'un choix par défaut. »

Elle se sentait insultée ; Livenn perdit patience.

« J'exige un duel » dit-elle en croisant les bras.

Ce n'était pas ce qu'il voulait. Elle non plus. Cela ne faisait que l'énerver davantage.

En cet instant, elle le détesta plus que tout, ce solain qui semblait non pas construit, mais creusé ; sa volonté produite par défaut ; sommet de l'apathie en face duquel on pouvait se demander s'ils ne méritaient pas de rester sur le Monde Solitaire et d'attendre.

« D'accord » répondit-il, bras ballants.

Sans plus attendre, ils se dirigèrent vers la cour de duel.

Depuis son affrontement avec Ikar, Livenn n'avait rien à prouver à personne, dans ce magistère. La vérité est qu'elle avait peur de ne pas réussir, de ne pas suivre l'injonction de Nadira, d'échouer à devenir magerêve. De tels doutes se rencontrent chez tous les êtres amenés à créer leur rôle, plutôt que de suivre un transcript.

Othon ne lui avait rien fait. Mais ce matin, Livenn avait mal, et elle était prête à laisser libre cours à sa colère, si cela pouvait lui permettre d'avoir moins mal. Ce qui n'est jamais le cas. Mais le propre des démons est qu'ils savent se faire entendre, et que leurs propositions, même absurdes, nous paraissent toujours plus censées que les voix discordantes de notre conscience.

Sol FinisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant