28. Une bulle de vide

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Apprenez que vous ne disposez, sur vous-mêmes, qu'un pouvoir irrégulier, artificiel.

Celui qui se connaîtra parfaitement, se contrôlera parfaitement, sera supérieur à tous les immortels.

Kaldor, Principes



Othon souffla.

Il se trouvait dans une pièce sans murs et sans fenêtres, un espace qui pouvait être à la fois infini et minuscule. Rien de plus inquiétant qu'une telle perte de repères.

Un petit être, d'apparence solaine, mais extrêmement chétif, aux bras aussi longs que les jambes, se balançait dans le vide. Il était accroché à même la maille d'Arcs, tel le singe sur sa branche. Son visage était incomplet, parsemé de grandes taches sombres qui, comme des coups de gomme sur un dessin, faisaient disparaître ses traits.

« Où suis-je ?

— Vous en avez tous, dit le gnome. Vous les attrapez et vous vous les transmettez. Elle sont invisibles au départ, puis elles grossissent, puis elles remontent, et quand elles éclatent à la surface, vous êtes tristes, en colère, vous voulez faire du mal, vous faire du mal, vous tirez un trait sur votre morale, votre justice et votre amour universel – brièvement, peut-être, ou plus durablement, si vous avez assez de bulles...

— Où suis-je ? répéta Othon, car les illusions et les esprits se laissent souvent aller à leurs monologues, et rarement écoutent ce qu'on leur demande.

— Dans une bulle de vide. Vous en avez tous. »

Il se balançait sans but.

« As-tu un nom ?

— Je n'en ai pas encore. Mais bientôt, tous vos noms seront miens. »

Cette phrase inquiétante devait marquer un signal, car l'antichambre s'ouvrit.

« Livenn ? Où es-tu ? »

Othon se procura un poignard. Tenir en main cette arme, même illusoire, le rassurait.

« Nous avons quitté le cercle ! »

Depuis son arrivée à Khar, Livenn lui avait coûté au moins une dizaine de places au tableau d'avancement. Dans nombre de ses rêves, Othon était aux prises avec son image. Il passait ses nuits à la revoir et ses journées à détruire ces souvenirs, ces images qui infestaient son esprit, qui le déconcentraient. Elle l'ignorait, mais Livenn, en noyant définitivement ses espoirs de classement, avait précipité sa décision de rejoindre les Confins.

Il ne lui en voulait pas tant qu'à lui-même ; car Othon était de ceux qui se rendaient responsables de tout. Si on l'avait laissé faire, il aurait fini par prendre sur lui tous les maux de Sol Finis et s'en blâmer personnellement.

Il avait l'impression de marcher sur un sol spongieux. Il appela de la lumière, mais n'obtint rien, comme si la maille d'Arcs ambiante refusait de répondre à sa requête. Jamais il n'avait rencontré pareille situation.

Des pensées lui venaient, qui n'étaient pas les siennes.

Il se repaît des plus faibles, des inconstants ; l'esprit qui persistait, celui-là est devenu le successeur.

« Où suis-je, Livenn ? Où es-tu ? »

Elle surgit à ses côtés, mirage sorti du sol, une copie parmi d'autres extraite de l'oubli. Une Livenn de ses rêves. Il détourna le regard.

« Tu n'as pas le droit de faire ça ! » cria-t-il.

Il avait peur.

La lumière est gratuite pour un mage d'Arcs. Comment ne pas avoir peur du noir ?

« Livenn ! » cria-t-il encore plus fort.

Il mésestimait sa situation, car Othon n'avait pas lu tous les livres de la bibliothèque, et ignorait qu'il s'agissait là d'une illusion très avancée – ce que l'on nomme communément un rêve. Ou, dans ce cas précis, un cauchemar.

Des lueurs scintillantes apparurent au lointain, traçant les contours de ce monde malsain. Othon respirait un air vicié, chargé d'une brume inquiétante, dans laquelle il lui semblait reconnaître des réverbérations de la réalité.

Là-bas, ils se trouvaient tous les deux dans le cercle, leurs corps arrêtés comme des marionnettes pendant dans les fils de leur maître. Le duel se poursuivait à l'intérieur de leurs esprits.

Non, songea-t-il. À l'intérieur de ton esprit.

La boue dans laquelle marchait Othon avait le noir du sang séché. Des montagnes se découpaient au loin, séparant terre et ciel. Il chercha où cela pouvait bien être, bien que ce lieu n'eût aucune raison d'exister pour de vrai.

Il faudra bien sortir d'ici, se convainquit-il, à peine rassuré.

Il reconnut enfin les tours de Téralis, la citadelle la plus excentrée par rapport à la capitale.

Il se trouvait dans les Confins. Au-delà des limites de ce royaume qui englobait l'intégralité du Monde Solitaire. Dans cette région de glaces infranchissables où l'espace disparaissait sans suite, se distendait à l'infini sans frontière véritable.

Cette prise de conscience changea radicalement l'environnement. Le sol redevint glace comme il aurait dû être. Un blizzard glaçant se leva dans son dos, manquant de le renverser sur place. Une nébuleuse de brumes noires montait derrière lui.

« Livenn ! » s'exclama-t-il.

Elle se tenait à quelques centaines de mètres, entre lui et Téralis, regard rivé sur les Confins. Soudain, un stupeur se peignit sur ses traits et elle se mit à courir. Pas à cause de lui, mais de ce qui se trouvait derrière lui. À cause du cauchemar.

Par-dessus le sifflement du vent, un bourdonnement s'installa dans ses oreilles. Othon ne se retourna pas. Face au vent, gelé sur place, il se serait alors figé de terreur – le cauchemar était indescriptible et inarrêtable, il le savait. La seule échappatoire consistait à suivre Livenn.

L'ombre derrière lui n'allait pas seulement le dévorer ou le détruire. Elle allait le transformer. Changer son corps et son esprit. Faire de lui un monstre. Et il se dévorerait lui-même, encore, et encore, car ce cercle de punition ne connaissait pas de fin. Ce brouillard apportait l'enfer.

« Attends-moi ! cria-t-il. Arrêtons le duel ! Tu as gagné ! »

Le vent s'affaiblit. L'ombre avait perdu à la course ; le cauchemar s'affadissait comme une vieille toile jaunie, que chassa le visage de Livenn. Othon se crut aveugle pendant quelques secondes, avant de reprendre conscience du monde extérieur, du brouhaha qui les entourait.

« Je suis désolée, dit la solaine.

— Tu as gagné » annonça-t-il.

Elle l'aida à se relever, et ce n'est qu'à ce moment qu'ils remarquèrent Maître Wei, comme s'il était passé en un instant de possibilité à réalité.

Il invita d'un geste Livenn à le suivre.

Sol FinisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant