38. Les gardiens

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Penchés sur la Barrière rocheuse qui les séparait du néant, le regard rivé sur l'horizon, ils attendaient.

Le deuxième Fléau ne tarderait plus.

Caelus, Le Monde Solitaire


Le secret des rondes de nuit à Téralis était de ne jamais s'arrêter.

La patrouille d'Othon et Ikar prit fin au niveau du poste d'observation Nord, situé au sommet de la plus haute tour. Ce petit chemin de ronde encerclait un pilier de pierre surmonté d'une sorte de globe de verre à multiples facettes, le phare, dans lequel brûlaient lentement des herbes à feu.

Sa lumière portait loin, mais il ne leur apportait aucune chaleur. À peine sorti de l'escalier en colimaçon, Othon se mit à grelotter. Il resserra les pans de son manteau et tissa une toile d'Arcs isolante autour de lui. Comment donc faisaient les solains non-mages ?

L'un d'entre eux, justement, était assis sur un relief de pierre émergeant du sol irrégulier. Les mains emmitouflées dans une fourrure, les épaules rentrées, il semblait méditer en regardant le jour se mourir aux Confins.

« C'est vous, Jarven ? » demanda Ikar.

Un petit orbe de lumière précédait les mages, un outil bienvenu pour traverser des couloirs que la garnison n'avait pas les moyens de tous éclairer. Le visage du soldat se découpa dans l'ombre brumeuse. Ses cornes s'enroulaient vers l'avant, taillées en pointe comme deux lames. Sa peau rouge très sombre, endurcie par le froid, ressemblait à du cuir bouilli. Le second de Seryn, en charge de la forteresse lors des absences de la primagister, était parfaitement adapté à son rôle.

« C'est moi, dit-il d'une voix qui ressemblait à un éboulement.

— On vient vous remplacer.

— N'attrapez pas froid. »

Il se leva avec un grognement et disparut dans l'escalier. Othon leva le nez vers le phare. Quelle utilité pouvait bien avoir cette lumière, à part indiquer la position de Téralis aux hordes démoniaques qui surgissaient de l'ombre, du côté des Confins ?

Le jeune solain fit le tour de leur poste. D'un côté les plaines de roche dévastées de Sol Finis, où la désertification progressait comme une maladie, l'eau et la végétation reculant sans cesse vers le centre du monde plat. Là-bas, comme un avertissement, la silhouette du photosaure tombé quelques jours plus tôt était encore visible. Sur l'autre bord, les Confins, séparés du royaume par la citadelle et son mur de pierre de cent mètres, conçu pour résister à tous les assauts durant des siècles. Une plaine similaire, dont les irrégularités s'affadissaient avec la distance, qui se couvrait de glace avant de disparaître dans l'éternel brouillard.

Othon se tourna vers Ikar. Le jeune solain, mutique, ne semblait pas vouloir faire la conversation. Non qu'il fût inspiré par le panorama ; il se tournait vers ses propres pensées.

« Je ne sais pas ce qui lui a pris » se résolut à dire Othon.

Il reçut un regard surpris, qui demandait des éclaircissements.

« Ce duel, c'était une bêtise.

— Une bulle de vide.

— Qu'est-ce que tu dis ?

— Une bulle de vide, répéta Ikar. N'oublie pas que Livenn vient d'ici, des Confins. Même si les démons ne traversent pas la Barrière, on peut les entendre et les sentir – de très loin. Lorsque tu es affaibli, de petites particules peuvent entrer dans ton esprit et perturber le siège de tes émotions. Voire un démon entier. Tu es venu ici sur un coup de tête, Othon ?

— J'ai dû me dire à un moment que ça n'avait pas de sens, de me voiler la face et de laisser d'autres gens se faire bouffer par le froid et les démons.

— Et la Cour ?

— Oh, personne ne m'aurait pris là-bas. Je n'ai pas une haute ascendance. Je n'ai pas de nom.

— Félicite-toi de cette situation. Tu es libre.

— Ikar... eh, Ikar ? »

De corps, Ikar était à deux pas de lui ; en esprit il se situait fort loin, et les mots ne lui parvenaient pas entiers. Othon avait l'impression de tout répéter comme à un ancêtre dur de la feuille.

« Tu crois qu'on aurait trouvé trois places à la capitale, avec Livenn ? »

Ikar observa le jeune solain, plein de distance, comme si cette perspective, et le simple fait que quelqu'un eût pu en avoir l'idée, le terrifiait.

« Personne n'aurait pris Livenn à Méra. Les maîtres d'Arcs qui vont là-bas doivent être des gens de cour, qui savent se faire aimer des autres. Livenn n'est pas comme ça. Elle est trop naturelle pour eux.

— Toi, tu aurais pu ?

— Je suis un caméléon. Je peux devenir qui bon me semble, si c'est nécessaire. Garçon de ferme un jour, page princier le lendemain, primagister le jour suivant... »

Interrompant brusquement sa phrase, Ikar claqua des doigts pour faire un peu de lumière, révélant une silhouette qui se trouvait derrière eux.

« Excellent, jeune maître. Je ne vous ai jamais vus ici. Vous devez être les nouveaux qui nous ont été envoyés du magistère.

— Et vous, Tibor, n'est-ce pas ?

— De ce fait. »

Le personnage se plaça entre Ikar et Othon comme s'il avait toujours fait partie de leur conversation. Il ne s'agissait pas d'un corps physique, mais d'une projection de l'esprit, qui en copiait les grandes lignes. Un fantôme d'Arcs à peine capable de traverser les murs.

Le solain à qui appartenait cette forme astrale avait perdu le bras droit, remplacé par une étrange prothèse aux reflets mouvants, sans aucune articulation. Othon comprit qu'il s'agissait de pur métal et qu'il la contrôlait par la pensée.

« Je me présente. Tibor, maître-guérisseur de Téralis.

— Ikar, et voici Othon.

— Dès votre troisième jour, poste de garde extérieur ! Décidément, Seryn a avalé une araignée volante.

— C'est courant, de faire sa ronde en esprit ? demanda Othon.

— Je vois où tu veux en venir, bonhomme. Je ne suis pas officiellement en ronde. Je me promène, voilà tout. C'est sûr, le corps astral ne ressent pas le froid, et je suis bien au chaud dans mon lit, mais s'il y a un branle-bas de combat là, tout de suite, je ne suis pas sur le pont. Crois-moi que notre Prima ne l'entend pas de cette oreille. »

Tibor entreprit ensuite de leur tenir la jambe, désignant sans cesse des bâtiments de Téralis pour leur en expliquer l'origine, l'histoire, la fonction. Ses explications se finissaient souvent par : et on l'a abandonné. Car la forteresse était quasiment vide, tenue par une poignée de soldats et de maîtres d'Arcs, oubliée du reste du monde. À quatre mille lieues de là, la Cour, opulente et tranquille, ignorait tout du froid et des démons.

« Est-ce que les attaques arrivent souvent ? demanda Ikar.

— Quand je suis arrivé à Téralis, on en avait une tous les trente jours, à peu près. Maintenant, je dirais une tous les dix jours.

— Et ça, là-bas, qu'est-ce que c'est ?

— J'ai du mal à voir.

— Votre forme astrale est imparfaite » jugea Ikar, sur ce ton légèrement condescendant qui signifiait : je ferais bien mieux que vous, sans le formuler explicitement.

Le jeune solain plissa des yeux.

« Rien de discernable, conclut-il.

— Ouais. Restez vigilants, les enfants, mais ne vous y prenez pas mal. À force d'avoir les yeux rivés sur le flou, on finit par voir tout un tas de trucs apparaître, surtout quand on a mal dormi.

— Je ne suis pas du genre à me laisser prendre à des illusions de mon propre esprit » dit sévèrement Ikar.

Tibor leur sourit, fit un signe d'au revoir et rentra dans le sol.

Sol FinisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant