57. L'ultime fléau

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2200 mots

Nous possédons tous un monde intérieur. Certains, pas seulement mages d'Arcs, le connaissent dans les moindres détails. Entrer dans ses rêves signifie pour eux retourner dans sa maison de campagne ; le jardin a toujours besoin d'un peu d'entretien, mais les pièces sont à leur place. Ils savent aussi où se trouvent les coins sombres propices aux fantasmagories inquiétantes et, lorsqu'ils s'y rendent, c'est pour chasser les monstres plus que pour se faire chasser par eux.

L'écrasante majorité des conscients ne fait pas la différence entre toutes ces choses. Il n'est de réel que le réel, disent-ils à l'envi, tout en laissant aller leur cerveau à ses vices habituels, comme inventer des souvenirs pour recoller les morceaux d'une existence qui, si on n'y prend pas garde, tient bientôt plus du fantasme que de la « réalité ». Ils reprochent aux rêveurs leur manque de sens pratique ; tout en omettant que c'est eux qui ont inventé cette notion ; ainsi que toutes les modalités du « sens pratique » qui, d'époque en époque et de royaume en république, changent comme les saisons, tandis que les grands axes du rêve, peut-être préservés par leur secret et par la sagesse de leurs maîtres, demeurent immuables.

Caelus


En ce dernier soir, la lumière avait refusé de s'évanouir. Le peuple, inquiet, incapable de trouver le sommeil, les yeux rougis et les gestes hésitants, comme une armée de somnambules, en appelait donc aux deux instances à qui il apprenait chaque jour à rendre grâce : les dieux d'une part, les princes d'autre part. Ou du moins celui qui leur restait.

Une foule se massait devant les murailles de la Capitale. Devant son ampleur, le prince Eil avait ordonné qu'on fermât les portes, afin de réfléchir posément à la situation, sans que la populace inquiète vienne piétiner les jardins et perturber le bon fonctionnement des institutions royales. Les nombreux conseillers qui l'entouraient avaient fait mine de chercher des réponses, puis s'étaient rapidement éclipsés pour vaquer à leurs propres affaires. Son chef de la sécurité avait fait un discours inaudible depuis le rempart, dans lequel il appelait le peuple à patienter, et surtout, à étendre des couvertures devant ses fenêtres pour dormir sans être gêné par la lumière. Malgré son sens pratique, on ne l'avait pas écouté d'en bas ; une pierre avait manqué de lui fendre le crâne. Après quoi la roture s'était assise en grappes contre le mur, comme pour un feu de camp, avec conteurs et musiciens improvisés, exigeant toujours du prince Eil ce qu'elle n'obtenait pas des dieux, à savoir : le retour de sa sécurité.

Le prince, fatigué des intrigues ayant mené à son pouvoir exclusif, souhaitait se reposer – l'Histoire oubliera cette somme de hasards et de détails insignifiants, se disait-il, sans se douter toutefois que l'Histoire s'apprêtait à oublier bien davantage encore, à commencer par sa propre personne. Les rougeoiements du ciel ne l'atteignaient point, peut-être parce qu'ils excitaient la foule et que, par réflexe, le prince ne se laissait jamais inquiéter par le dernier sujet de délire collectif du moment.

Assis à même son fauteuil préféré, malgré les chatoiements flamboyants de la lumière filtrée par les vitraux de sa salle d'audience, il s'assoupit et rejoignit inconsciemment son monde intérieur.

C'était une vaste plaine herbeuse, d'un vert artificiel, sans insecte, ni animal, sans bruit, sans vent, sans le moindre objet de distraction – un beau, un doux rêve. Des cages étaient disposées de manière élégante, ou plutôt en désordre, mais cela lui paraissait élégant. Elles contenaient des arbustes nains, comme de minuscules copies des végétaux de Sol Finis. Le prince pouvait passer sa main au travers des barreaux et les caresser ; mais les arbustes ne bougeaient pas. C'était calme. C'était beau. C'était agréable.

Sol FinisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant