18. Pour tuer le temps

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1000 mots

Il était différent, mais savait se fondre parmi eux.

Un mensonge répété, un camouflage permanent. Certains y ont cru. Lui aussi, peut-être. Je n'en sais pas plus.

Caelus, Le Monde Solitaire



Cette nuit-là, Livenn monta sur un des remparts du magistère. Le chemin passait par le toit d'un bâtiment abandonné, dont les poutres grincèrent sous son poids. Elle ne souhaitait pas recourir à la magie d'Arcs pour s'envoler jusqu'à ce point élevé ; cela aurait trahi sa présence aux maîtres de garde.

Après de longues acrobaties, elle put s'asseoir au sommet du mur épais. La pierre et le ciment s'y transformaient en cette poussière sédimentaire qui recouvre les forteresses antiques abandonnées. Ce changement de teinte faisait passe Khar pour un fossile. Une pente abrupte, dénuée de toute végétation, s'étendait en contrebas telle la gueule d'un volcan.

Une arête de pierre lui cachait les étoiles. Le Cercle de Lumière se situait de l'autre côté du ciel, du côté du chemin de prière. Elle n'avait pas encore trouvé de passage secret empruntable, ni de moyen de contourner la vigilance des maîtres.

« Tu es une exploratrice, reconnut Ikar en s'asseyant à côté d'elle. À peine vingt jours à Khar, et tu éprouves tous les secrets de cette bâtisse.

— Mais je n'y suis pas à ma place.

— Tu cherches tous les accès, toutes les façons possibles de s'échapper. Si Khar brûlait demain, tu serais la seule survivante.

— Le magistère va-t-il brûler demain ?

— Non, ce n'est qu'une façon de parler. »

Ikar se tourna de biais. Une aura fascinante que la sienne, comme s'il s'agissait d'un être purement minéral, un automate mécanique, une illusion parfaite de solain, ce qui expliquerait l'absence d'écho de ses pensées. Son esprit se trouvait loin. Au-delà de toute morale, songea-t-elle. Au-delà de toute raison.

« Ne sois pas effrayée, dit-il. Sinon je perdrais l'une des rares solaines capable d'apercevoir ce que je suis vraiment.

— Qu'es-tu ?

— Je ne suis pas à ma place, nulle part, comme toi. »

Il donna un coup de pied dans un petit caillou détaché de l'arête du mur. Celui-ci partit en direction du vide, devant eux, mais y demeura suspendu, en attente de nouveaux ordres. Ikar savait rendre sa magie d'Arcs aussi imperceptible que ses pensées ; il n'avait donc pas peur qu'on le remarque. Il pouvait inclure une illusion dans une autre illusion, sans jamais se perdre dans ces labyrinthes artificiels.

« Sais-tu que Nadira a essayé de me former, moi aussi ?

— Et que s'est-il passé ?

— Je n'étais pas ce qu'elle cherchait. Je n'aurais pas fait un bon magerêve.

— Pourquoi ?

— C'est difficile à dire. D'une certaine manière, ce monde me refuse, mais je m'y suis attaché. Je ne souhaite pas partir d'ici, pas tout de suite, du moins. J'ai une chose plus importante à faire avant.

— Que veux-tu faire ? »

Elle n'était que questions directes, il n'était que réponses évasives. Livenn tentait de comprendre Ikar comme un astronome étudie le mouvement des astres, ou comme on contemple l'eau calme au fond d'un puits. L'observation semble dérisoire face à l'ampleur de l'inconnu.

« Inutile de faire grand secret de cela. Je souhaite rencontrer les dieux. »

Venant de tout autre, de maître Wei lui-même, Livenn aurait trouvé cette idée absurde, disproportionnée et ridicule. Partir était leur seul salut ; certainement pas réveiller les orgueilleux Sermanéens, qui ne leur avaient apporté que la ruine. Mais Ikar semblait s'être fait à cette idée.

« Eh bien, je te souhaite la réussite dans ce projet.

— Je te prierai néanmoins de n'en parler à personne. Les solains sont des êtres pusillanimes, quand on mentionne les dieux. Il faut tantôt les craindre, tantôt les vénérer, ou les maudire ; dans les tous les cas, chercher à se mettre à leur niveau, c'est un blasphème.

— Non, je comprends ce que tu veux.

— Pas sûr... mais je te sais gré d'essayer de me comprendre. Je ne suis pas l'être le plus étrange que tu rencontreras dans ta course vers les Étoiles. »

Elle avait oublié le caillou flottant dans le brouillard indigo de la nuit. Ikar le laissa tomber et rouler sur la montagne ; le bruit la fit sursauter.

« Othon m'a dit que tu allais affronter l'un d'entre nous demain matin. C'est pour cela que tu ne trouves pas le sommeil ?

— Je ne saisis pas cette nécessité de nous opposer sans cesse. Pourquoi maître Wei cautionne-t-il le système du tableau d'avancements ?

— Il ne le cautionne pas. Il l'accepte comme un fait. Depuis la chute de Léviathan, d'étranges idées infectent les esprits des solains. Nous croyons que les plus dignes doivent être révélés par des épreuves, et nous créons nous-mêmes ces épreuves. C'est ainsi que cela fonctionne. Lorsqu'il n'y aura plus que deux solains sur cette terre, ils s'entre-tueront pour satisfaire les dieux. Les dieux auront plaisir à assister à ce meurtre rituel. Et lorsqu'il n'y aura plus qu'un seul solain, il se présentera devant les Sermanéens pour cueillir sa récompense – la mort.

— Ce dernier solain, ce sera toi ?

— Peut-être. Nous verrons. Je m'avance, à mon rythme, vers une porte de sortie ; toi vers une autre. Le premier de nous deux arrivé à son but déterminera le destin de ce monde.

— Tu parles comme si tout ceci pouvait être prévu d'avance.

— Il n'est pas possible d'augurer de détails, comme la mort ou la survie d'untel, mais certaines grandes lignes de l'Histoire se succèdent de manière prédictible. »

Il soupira.

« Ikar... comment as-tu connu Othon ?

— Je l'ai connu ici. Lui non plus n'est pas à sa place. Comme je me moque de son asynchronisme, je suis peut-être le seul à le laisser parler, à avoir un peu de respect pour lui. Malgré ses efforts, ils ne le considèrent pas comme un bon élève. Il passe inaperçu. Mais ce sera un excellent maître d'Arcs.

— Je l'ai entendu rêver, l'autre jour...

— De quoi ? De toi ? C'est normal. Il s'attache beaucoup à ceux qui lui donnent un peu d'attention. Tu fais maintenant partie de son cercle. Il t'aime bien. Garde-le près de toi, si tu en as envie, si tu le peux. Othon est un être raisonnable, fidèle et constant. »

Elle se sentit mal à l'aise, coupable d'entendre un tel discours.

« Tu en parles comme s'il s'agissait d'un animal.

— Nous sommes tous des animaux. Seuls certains d'entre nous, peut-être, deviendront des immortels. Moi, toi, lui, je l'ignore. »

Ikar se leva brusquement. Peut-être ne parlait-il avec elle que pour tuer le temps.

« À demain, Livenn. J'essaierai de te permettre de réaliser la pleine mesure de tes compétences.

— Toi ? C'est toi que... »

D'une torsion d'espace, discrète, aussitôt refermée, il s'était évanoui.

Sol FinisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant