65. Couper la corde

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Maintenant qu'elle savait quoi chercher, Shani avança en écartant la brume et les démons. Comme ils la voyaient partir, ceux-ci redoublaient leurs assauts vains, ne contribuant qu'à renforcer sa certitude. De dépit, ils se jetèrent sur les derniers vestiges des photosaures, et les montagnes creuses s'enfoncèrent dans l'océan, comme si d'incertains krakens les tiraient vers le fond.

Shani suivit la trace des photosaures jusqu'à des ponts d'Arcs encore praticables. Les seigneurs de Sol Finis n'avaient jamais exclu que d'autres se joignent à eux. Ils formaient une série de disques transparents gravés dans l'espace, rayonnants encore de l'énergie considérable requise pour leur création, évidents pour qui savait ce qu'il souhaitait voir.

« Merci, Livenn. »

Elle entendit un grondement semblable à une tempête qui se rapproche.

Une traînée de feu sépara l'océan en deux, comme une lame divine s'abattant sur les eaux noires. Précédé d'une vague de pensées inflexibles, une créature de pure puissance traversait le rideau de démons. Ils fuyaient son jugement cruel, carbonisés, estropiés, effacés. L'être insensible, le pire des tyrans, laissait dans son sillage une traînée de souffrance imméritée. Il se moquait de tout, seul son but importait, qui rejoignait celui de Shani.

Il l'avait appelée Livenn.

Shani démultiplia sa forme astrale afin de brouiller les pistes. Elle envoya ses copies sur de multiples trajectoires, se réservant un des ponts d'Arcs des photosaures. Qui pouvait encore la nommer Livenn ? Aucun démon, aucun esprit de la Noosphère ne la reconnaissait comme telle. Livenn n'était que l'un des noms qu'elle avait portés sur Sol Finis. Un véhicule pour son esprit en attendant de regagner les Étoiles.

« Tu as accompli un travail essentiel, bien qu'aucune récompense ne t'attende. »

Des vagues noires éclataient contre les chevilles d'un monstre ailé, de forme vaguement solaine, qui émergeait des eaux incapables de le toucher. Shani était encore incapable de le reconnaître. Elle vit sa main se refermer sur une de ses doubles – mais pouvait-on vraiment parler de main ? C'était une excroissance de métal en fusion, une carapace mouvante au gré de ses désirs, fluide ou solide. Le poing d'un dieu. Une étoile vivante. Trop de lumière contenue dans une seule forme. Il vibrait, comme s'il menaçait d'exploser à chaque instant, anéanti par cette énergie qu'il ne devait maintenir en son pouvoir qu'à grand-peine. Gardien d'une nova en puissance, de la puissance d'une étoile, il se brûlait contre elle – non, son âme s'était déjà entièrement consumée, et il n'en restait plus que cette souffrance indicible, permanente, qui avait achevé ses sentiments et anéanti sa solanité.

Ikar suivait la voie de trop nombreux conscients aveuglés par un pouvoir gratuit.

Ce dernier était tombé de la main des Sermanéens vieillissants, il s'était empressé de le saisir.

Que désirait-il désormais ?

« Tu ne me reconnais pas ? » demanda-t-il en écrasant une autre forme astrale, telle un moucheron. « Je viens de Sol Finis, qui n'existe plus comme tu l'as connu. Le deuxième Fléau a tout pris. Mais les Sermanéens ont payé pour leurs crimes, je les ai vaincus, j'ai fait mien leur soleil et ne leur en ai laissé que le souvenir.

— Qu'es-tu devenu ?

— Je suis devenu plus grand » estima-t-il.

Shani s'écartait toujours plus de lui, qui semblait ne cheminer qu'à grand-peine avec ce corps astral fulminant, siège de pouvoirs dont il ne maîtrisait pas l'étendue. Malgré la dissymétrie de leurs formes et la violence avec laquelle il écrasait chacun de ses doubles, Ikar parlait toujours lentement, énonçant des trivialités semblables à celles de deux amis qui se retrouvent après une longue période sans nouvelles, et comparent leurs réussites respectives. Chacun de ses mots tombait comme le marteau d'Héphaïstos.

« Je suis devenu un dieu, poursuivit Ikar. Je suis devenu Aton.

— Vas-tu sauver Sol Finis ?

— Personne ne peut sauver Sol Finis. Je veux libérer l'univers de l'emprise du Temps. »

Voilà bien des millénaires que l'univers n'avait pas connu de nouveau dieu, et Ikar-Aton ne faisait pas exception à leur légendaire vanité. À peine né, il s'imaginait commander à la réalité elle-même, réécrire les règles du jeu selon ses désirs, et puisque cela lui semblait le plus important, peu lui importait le nombre des conscients qu'il écraserait sur son chemin.

Celui dont Livenn-Shani avait apprécié la compagnie, de leur temps sur Sol Finis, et l'un de ceux qu'elle espérait sauver, réapparaissait face à elle en monstre de feu.

Elle s'agrippa à un des tunnels d'Arcs laissés par les photosaures. Ikar l'avait repérée, et sa main de feu s'approchait d'elle. Shani vola d'un symbole gravé dans l'espace à l'autre, consciente que si elle ouvrait la porte, le dieu-soleil s'engouffrerait après elle – mais avait-elle le choix ? Ou bien fallait-il l'affronter ici, prendre le risque de laisser en arrière les milliers de solains dont elle imaginait déjà la troupe cheminant dans la Noosphère ?

Shani déplaça le cercle pour le mettre hors de portée d'Ikar, du moins un instant de plus, le temps d'étendre la compréhension de son esprit, de chercher le mécanisme qui permettait au pont de se déployer.

« Qu'étais-tu prête à perdre en s'engageant sur ce chemin ? La questionna Ikar. N'est-ce pas une question que tu aurais dû te poser ? »

Elle ? Peut-être. Lui en tout cas, car il avait perdu sa nature solaine, englouti par ses illusions divines.

Le cercle répondit à ses sollicitations. Des automatismes d'Arcs déplacèrent les symboles. L'espace se déforma brièvement. Mais il manquait quelque chose – ce qu'elle interprétait comme un sacrifice de soi.

Shani posa une main incertaine sur sa poitrine. Son cœur astral battait à l'unisson de celui de son corps, le corps de Livenn, laissé en arrière sur Sol Finis. Elle se souvint du cordon qui la reliait à ce corps.

Le Temps est une matière, ou une vibration qui s'écoule le long des Arcs. Dans la réalité, il est invincible ; la densité de la maille d'Arcs est telle que la moindre de ses pulsations porte partout – ses dilatations relativistes découlent de déplacements ou de concentrations de matière, car le temps est lui-même issu de déplacement et de concentration. Dans le rêve, il s'alanguit, puis s'arrête : les choses n'ont pas conscience d'être figées, de répéter sans cesse les mêmes paroles, de rejouer les mêmes scènes. Leur disparition est implicite, c'est celle des seconds rôles quand on baisse le rideau, l'ovation n'étant réservée qu'aux acteurs principaux ; celle des rêves d'enfants ou des espèces disparues qui, une fois partis, ne semblent guère laisser de vide, car l'esprit s'occupe justement d'autres choses bien plus urgentes.

Le Temps poursuivait Shani par le biais de ce cordon. Pour avancer plus loin dans les mondes artificiels, elle devait laisser quelque chose en arrière. Elle devait faire le sacrifice par lequel on devient une véritable arpenteuse de rêves – une âme séparée de tout, soumise à tous les aléas de la Noosphère. Une forme astrale sans havre de paix auquel revenir. Une éternelle voyageuse.

Et les solains qui la suivaient, s'ils avaient quelque espoir de rejoindre les Étoiles lointaines, devraient faire le même pas. Là où les photosaures qui se consumaient dans l'océan sombre avaient hésité. Couper la corde et avancer sans possibilité de retour.

Il n'y a plus de retour sur Sol Finis, songea-t-elle. Désormais, pour nous, ce monde n'existe plus.

Shani coupa la corde.

« Jusqu'où peux-tu avancer ? À quel moment n'auras-tu plus rien à sacrifier ? Plus rien à laisser en arrière ? »

En traversant le pont d'Arcs, Shani se sépara de nombreux souvenirs, et une fois parvenue de l'autre côté, elle ne sut même plus qui était Livenn et qui elle avait bien pu être.

Sol FinisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant