Arlun
-Mama, tu crois qu'ils vont réussir ? Me demande doucement Henrik, les yeux rivés aux flammes, un petit couteau dans la main.
Je regarde durant de longues secondes les abords de la clairière sur laquelle nous avons établi le campement et ressent un pincement au cœur devant le silence de la nuit qui nous entoure. Seul le bois crépite... Tous ceux qui sont restés au camp se sont réunis par petit groupe et sont assis sur l'herbe sèche devant un petit feu à attendre. A attendre que les guerriers partis depuis l'aube ne reviennent. Sans rien savoir...
-Nous avons réussi jusqu'à maintenant, pourquoi ce serait différent cette fois ? Marmonne Thorolf en remuant le bois du feu.
-Parce que c'est Ivar qui dirige les opérations... Et parce qu'il sous-estime les résistances anglaises. C'est Björn qui le dit... Ivar est tellement présomptueux et arrogant qu'il enverrait nos hommes à la mort pour son orgueil démesuré. Fait-il en fouillant la terre meuble de son couteau.
-La victoire sera nôtre, mais sous-estimer l'adversaire est une faute lourde de conséquence. Je murmure en repensant à Floki qui avait fait la même erreur à Paris et en avait payé le prix fort... Tellement de morts...
-Tu l'as vu ? Demande Thorolf en levant les yeux vers moi.
-Je ne vois rien quand je suis enceinte...
Devant cette absence de visions, je me sens quelque peu... Démunie. J'ai mis beaucoup de temps à accepter d'être différente, à ignorer les moqueries et Ragnar y est pour beaucoup. Mais je m'y suis habituée et en être soudain privée... Les visions reviendront dès que cet enfant sera né, je le sais, mais je prie les Dieux de ne pas m'accabler avec un autre tour dont ils ont le secret... Après la naissance de Thorolf, j'ai eu peur de devenir folle... Dès que je regardais ou pensais à quelqu'un, ses pensées se mettaient à hurler dans ma tête. Je fermais mon esprit à tout ce qui était extérieur à moi, mais parfois la puissance de leurs pensées me frappait de plein fouet... J'ai réussi à dompter cette cacophonie infernale avec du temps, mais j'ai peur de me servir de ce don, il me terrifie... Après la naissance d'Henrik, j'ai eu des visions de plus en plus longue et lointaine. Je n'avais jamais vu aussi loin dans le temps... Et après le siège de Paris, j'ai rejoint ceux que j'aimais à travers leurs rêves, enfin au début. Je souffrais trop de leurs absences à mon réveil pour continuer... Mais là, je me demande ce qui va encore me tomber dessus après avoir accoucher...
-Mama, ils reviennent !!! Me secoue Henrik, me tirant brusquement de mes pensées.
Je me lève tout comme mes fils et guette la silhouette familière de Björn pendant de longues minutes, le cœur battant la chamade. Et s'il lui était arrivé quelque chose ?
-Il est là !!! Hurle Henrik en pointant le doigt droit devant lui. Björn, Père ! Nous sommes là !
Je le cherche des yeux jusqu'à enfin le trouver et soupir de soulagement en le voyant s'approcher de nous à grandes foulées rapide. Il ne semble pas blesser. Exténuer, mais indemne. Et il semble furieux...
-Björn, je me suis fait un tel sang d'en... Je commence alors qu'il vient écraser rageusement mes lèvres de sa bouche durant quelques secondes.
J'ai mal, mais je ne dis rien et soudain, il écarte son visage du mien, me saisit par le bras et en me tirant presque, m'ordonne de rentrer dans la tente d'un ton froid et glacial.
Je fronce les sourcils d'incompréhension et demande ce qui ce passe, ce que j'ai fait de mal.
-Tu n'as rien fait. Rentre dans la tente. Et vous aussi les garçons.
Mes fils froncent les sourcils à leur tour et refusent d'obéir, prétextant être des hommes.
-Vous allez rentrer dans cette putain de tente et n'en sortir que lorsque je vous y autoriserais ! Dit Björn d'un ton grave et menaçant que je ne lui connais pas.
-Björn !!! Mais que t'arrives-t-il ? Björn ! Tu me fais mal ! Lâche-moi ! Je supplie, le bras en feu sous sa poigne de fer, essayant de lui faire lâcher prise sans y parvenir tandis qu'un homme s'approche de nous.
-Seigneur Björn, Ivar a ordonné que tous soient présents. Le sacrifice va bientôt commencer. Fait-il en regardant la main de mon mari qui enserre toujours mon bras.
Björn suit le regard de l'homme et lâche soudain mon bras en réalisant enfin qu'il me fait mal.
-Mon fils Henrik reste avec les enfants de son frère.
-Mais Ivar a ordonné... Tente l'homme alors que Björn lève la main devant lui pour le faire taire.
-Ivar n'est pas mon roi, il n'est que mon petit frère et en aucun cas je ne lui dois obéissance. Mon plus jeune fils restera donc ici avec ses neveux et ma femme aussi. Et si tu ouvres encore une fois la bouche pour protester, je t'égorge. Finit sourdement Björn en regardant d'un œil noir l'homme qui acquiesce d'un signe de tête avant de tourner les talons et de s'éloigner rapidement vers un autre groupe.
-Arlun, je suis désolé, je ne voulais pas te faire de mal... Me fait-il au bout d'un long moment en me voyant me frotter le bras.
Je lève les yeux vers les siens en entendant sa voix soudain triste et pose une main sur la sienne.
-Je sais...
-Rentre avec Henrik s'il te plaît. Je vais y aller avec Thorolf. Tu ne dois pas voir cela, surtout pas dans ton état.
-J'ai déjà assisté à des sacrifices je te rappelle ! Ce n'est certainement pas la vue du sang qui va me faire tomber dans les pommes...
-Pas à un sacrifice comme celui-là... Fait Björn en secouant la tête. Pour une fois dans ta vie, obéis-moi...
A contrecœur, je finis par hocher la tête et le regarde s'éloigner avec son fils en direction des bois, tandis que je serre la main d'Henrik dans la mienne. J'ai un mauvais pressentiment depuis quelques jours, comme une boule dans la poitrine et en les voyant disparaître à travers les arbres, il devient étouffant.
-Henrik, reste avec les petits. Dis-je en lui lâchant la main, faisant quelques pas vers les arbres.
-Mais Mama, Père a dit que tu devais rester avec moi !
-Je sais, mais quelque chose ne va pas, j'ai un très mauvais pressentiment... S'il te plait fils, fais attention aux petits, je t'aime. Je reviens vite, c'est promis ! Dis-je en venant l'embrasser avant de repartir en courant vers les bois.
Je n'ai pas à aller bien loin pour les trouver. Des torches ont étés plantées en un grand cercle à quelques centaines de mètres du camp et le peuple viking s'est massés tout autour dans un silence écrasant. Je cherche des yeux mes hommes, repère rapidement Björn et Thorolf à leur haute stature, postés non loin du char d'Ivar et me fraye un passage jusqu'à eux, surprise par les visages sombres autour de moi. Je glisse mes doigts dans ceux de Björn qui sursaute violemment en me regardant tandis que je réalise que je suis aux premiers rangs pour assister au sacrifice. Ivar commence à parler d'une voix puissant, amenant tous les regards sur lui, sauf celui de mon mari qui me fusille des yeux.
-Que fais-tu là ? Me demande furieusement Björn. Tu ne pouvais pas obéir pour une fois dans ta vie !!! Ta place n'est pas ici ! Repars immédiatement sinon...
Un mouvement sur ma droite attire mon attention et je tourne la tête pour voir ce qui se passe, les murmures furieux de Björn vite oubliés.
Escortés de guerriers, un groupe d'une vingtaine de jeunes gamins s'avance au milieu du cercle, leurs regards paniqués braqués sur les visages fermés autour d'eux, tandis qu'Ivar jubile du haut de son char.
Sur le coup, je ne comprends pas pourquoi de si jeune enfant sont là... Où sont les animaux qui doivent servir aux sacrifices ? Pourquoi y a-t-il de tous petits enfants portés par d'autres à peine plus vieux qu'eux ? Le plus vieux des gamins doit à peine avoir douze ans et le plus jeune quelques mois. Ivar veut- il en faire des enfants vikings ? Cela se peut, mais venant de sa part, cela m'étonne... J'écoute soudain plus attentivement son discours en sentant la boule dans ma poitrine devenir plus pesante, mes yeux posés sur un bébé de quelques mois dans les bras d'une petite gamine brune.
-Ces anglais de merde ont cru pouvoir défier Ivar le désossé et prendre impudemment la vie de braves guerriers. Tonne-t-il tandis que le bébé se met à pleurer soudain, effrayé par ses cris. Ils ont osé nous résister et pour cela, ils seront punis !!! Tous les anglais de cette terre vont apprendre qu'il ne faut pas défier les vikings ! Tous les anglais auront peur d'Ivar le désossé ! Tous vont crever ! Finit-il en pointant les gamins du doigt, le regard fou, un rictus cruel sur les lèvres.
Je regarde ahurie, un homme venir se placer devant moi, un arc et des flèches à la main, et réalise que d'autres se placent ainsi armés de part et d'autres du cercle, attendant les ordres d'Ivar qui continue sa harangue.
Et soudain, je réalise qu'il n'y aura pas d'animaux sacrifiés ce soir... Que ces enfants vont être tués, non pas pour plaire aux Dieux, mais pour satisfaire la cruauté d'un homme ! Je me tourne vers Björn et attrape son bras.
-Björn ! Tu dois empêcher ça ! Il est devenu fou ! Il veut tuer ces enfants !!! Fais quelque chose, je t'en prie ! Le peuple viking n'est pas un peuple cruel... Dis-je les larmes aux yeux. Et si c'était tes enfants ?! J'ajoute en voyant qu'il me regarde sans rien dire.
-Je ne peux rien faire... Finit-il par lâcher. J'ai abandonné le commandement à Ivar et ils ont tous peur de lui. Personne ne fera rien...
Je regarde autour de nous et vois les visages baissés, soumis à l'autorité d'un fou. Sans réfléchir une seconde de plus, je m'élance vers le char d'Ivar et me place devant celui-ci à un peu à l'écart du cheval, les bras écartés, le cœur battant la chamade, le bébé remuant timidement dans mon ventre.
-Ivar ! Que fais-tu ? Te rends-tu comptes que ce ne sont que des gosses et qu'ils ne sont pour rien dans ce conflit ?! Je lui crie, attirant les regards sur moi.
-Attendez ! ordonne-t-il aux archers en levant la main, les yeux dans les miens. Toi! Fait-il en me souriant de toutes ses dents. J'étais sûre que tu allais trouver quelque chose à redire à mon... sacrifice un peu particulier, Madame je-me-mêle-de-tout... Ces gamins ne sont que de futurs soldats qui nous tomberont dessus lorsqu'ils auront grandi ! Argue-t-il en parlant fort, prenant son peuple à témoin.
-Mais Ivar, tu peux les faire adopter par des vikings qui en feront de bons guerriers et qui te seront fidèles ! Cela s'est déjà vu !
-Oui, c'est vrai ! Quel bel exemple mon père nous a offert en ramenant une anglaise parmi nous... Une anglaise qui s'est avéré être une sorcière !
Je fronce les sourcils en comprenant qu'il veut me discréditer auprès des autres et venant de lui, ça me fait mal... Je pensais qu'il tenait un peu à moi, comme ses frères...
-Que croyais-tu, « Chère sœur » ? Fait-il d'un ton narquois comme s'il avait lu dans mes pensées, tu pensais que nous t'aimions ? Non, seul mon père a été assez faible d'esprit pour t'accorder une once d'attention et mon frère a eu la faiblesse de t'épouser mais tu n'es rien pour nous, juste une étrangère, une sorcière...
-Une sorcière qui t'a sauvé de la mort à ta naissance ! Si je n'avais pas été là, ton père t'aurait abandonné, horrifié par ta malformation ! C'est moi qui ai prévenu ta mère pour qu'elle te sauve !
-Mensonge ! Tu n'es qu'une menteuse ! Hurle-t-il en pointant le doigt vers moi. Cette femme est une anglaise et aujourd'hui elle tente de sauver ceux de sa race, ce n'est qu'une traître...
-Mesure tes paroles Ivar... Fait soudain la voix menaçante de Björn dans mon dos tandis que l'autre se tait d'un coup. Tu oublies que tu parles à la fille d'un roi !
-Oh toi, la ferme !!! Se reprend Ivar. T'as perdu tes couilles le jour où tu l'as épousé et regarde aujourd'hui ! Tu m'as laissé le commandement de l'armée viking ! Je suis le roi et tu n'es plus rien ! Mon frère, quand cette guerre sera finie, je te tuerais de mes mains !
-Tu me tueras donc aussi ? Demande soudain Thorolf en s'approchant lentement d'Ivar qui le regarde venir sans réagir. Ne suis-je pas ton ami, ne suis-je pas de ton sang ? N'aie jamais été là pour toi, quand tous te rejetais ?
Le lien qui les unissait enfant s'était renforcés avec les années et il existait maintenant entre eux une solide amitié. Mais en voyant la main de Thorolf se poser sur la sienne, Ivar l'a regardé avec mépris et a lentement retirer sa main, brisant leur complicité par ses paroles.
-Tu crois pouvoir entrer dans ma tête et me faire oublier ma colère ? Dit-il, la voix montant dans les aigu, signe annonciateur d'une de ses terribles colères. Tu es comme elle, un intriguant, un manipulateur qui ne vaux pas mieux que la merde dans laquelle il patauge. Ne m'approche plus jamais ou tu subiras le même sort qu'eux ! Fait-il en montrant les gamins du doigt. Que le sacrifice commence et que les Dieux nous offre l'Angleterre !
-Non Ivar, les Dieux ne veulent pas ça ! Je tente en avançant vers lui, ce qui fait piaffer le cheval.
-Ne m'approche pas sorcière !!! Hurle-t-il. Attrapez-la !!! Empêchez-la de m'approcher, elle veut tuer votre roi !
Je vois plusieurs hommes courir vers moi et je fais quelques pas vers l'arrière du char, déterminée à arrêter Ivar dans sa folie meurtrière quand ils me saisissent par les bras, m'en bloquant l'accès. Björn et Thorolf se précipite sur eux, distribuent des coups tandis que je me débats de toutes mes forces en hurlant à Ivar d'arrêter cette folie. Lui, me regarde en souriant et n'hurle qu'un mot tandis que je reçois un coup dans le ventre qui me fait me plier en deux de douleur ;
-TIRER !!!!!
Aussitôt, les archers mettent en joue, visent et tirent une nuée de flèches qui part droit sur les gamins qui s'effondrent avec des hurlements de souffrance.
Je hurle en voyant les enfants s'écrouler au sol, en voyant les bébés lâcher par les grands, une flèche planté dans le corps, en voyant le sang qui macule les visage enfantin, en les voyant mourir lentement...
Je hurle en me tenant le ventre, déchirée autant par cet acte de folie sanguinaire, que par cette douleur qui me vrille de l'intérieur, je hurle en entendant les pleurs des survivants vite massacrés comme les autres, je hurle en entendant encore et encore, en boucle dans ma tête les hurlements de douleurs des enfants, je hurle jusqu'à ne plus entendre ma voix... Je hurle jusqu'à en devenir folle...