D'un coup sec, je sors l'un de mes katanas et tranche en deux la tête de la cible d'entraînement. La colère prend possession de moi et je continue de trancher tout ce qui me tombe sous la main dans le complexe d'entraînement de l'armée.
Cette « discussion » avec les anciens du Conseil m'a mise hors de moi. Ils m'ont menacée de me détrôner en proposant un Roi plus légitime que moi, pour la simple et bonne raison qu'il est un Démon pur et qu'il a déjà pu faire ses preuves sur un champ de bataille. Je ne connais pas son nom, ni même son âge, mais je sais d'avance qu'il ne sera qu'une marionnette au service du Conseil. Depuis le temps qu'ils en rêvaient, de pouvoir contrôler totalement leur souverain pour le faire agréer à n'importe lesquelles de leurs décisions... Est-ce cela, qu'ils rejettent en moi ? Le fait que je ne sois aucunement manipulable ?
Qu'ils me menacent, je peux le supporter. Mais qu'ils insultent mon entraînement et ma légitimité, je ne peux le supporter. J'ai trop souvent souffert étant enfant pour que des gens me rappellent sans arrêt que je ne suis pas totalement une démone. Les autres Démons me voyaient comme un monstre. Lucifer lui-même s'est senti obligé de me cacher, les premières années, pour éviter un soulèvement des Enfers. Combien d'années ais-je passées enfermée aux Enfers, avec les âmes torturées et le feu brûlant ?
Le seul avantage, c'est que j'avais Garm(1) avec moi, le chien gardien du « Royaume des Morts », comme le nomme certain. Avec ses quatre yeux et son poitrail ensanglanté, il faisait peur à n'importe qui. Mais avec moi, c'était un véritable chiot, adorable et compréhensif. Nous étions si proche, deux « monstres » qui se complétaient.
Malheureusement pour moi, Dame Madera l'a vite compris et comme toujours, l'a utilisé à son avantage. Quand elle a commencé son entraînement sur moi, pour soi-disant« me rendre normale », je l'ai cru, aussi naïve que j'étais. La tête de Garm a orné ma chambre pendant une semaine, après qu'elle m'ait ordonnée de « couper tous mes liens amicaux ». Il fut mon premier meurtre. Ceux qui ont suivi n'étaient que des broutilles à côté. Mais le résultat était là : je n'ai plus jamais laissé personne entrer dans ma vie.
Un cri de rage m'échappe et je finis un mouvement en m'ouvrant le bras sur quelques centimètres. Mais la douleur est enterrée sous tant de colère que je ne la ressens même pas. Je sais bien que je vais guérir,de toute façon. Me blesser n'est en aucun cas une fatalité. Un flux de rage m'envahit et je perds le contrôle de moi-même l'espace de quelques minutes.
Une fois que toutes les têtes, ainsi que les bras, jambes et autres choses que l'on peut trancher sur des cibles sont enlevées et retombées au sol, je me laisse choir sur le sable, ma lame à mes côtés. A cette heure-ci, les Démons sont occupés ailleurs, me laissant seule dans le complexe d'entraînement. Les yeux rivés sur le mur en face de moi, je laisse les souvenirs d'enfance m'envahir.
Le bruit d'une lame qui fend l'air à ma droite me réveille. Je ne peux pas rester passive ! Il faut que je me reprenne et que je me concentre. Déterminée à ne pas me faire ridiculiser une nouvelle fois, je me concentre jusqu'à percevoir les sons qui m'entourent. Je n'entends plus le bruit du métal, ni même celui de quelqu'un en train de marcher. Mon opposant s'est fait silencieux, plus dangereux que jamais.
S'il continue à être aussi muet, j'aurai du mal à parer la prochaine attaque. Ma technique est loin d'être parfaite et j'en suis consciente. Un cri de rage se fait entendre à ma droite, m'obligeant à tourner légèrement les poignets dans cette direction. Mon ouïe se concentre sur mon oreille droite, me forçant à écouter le vent qui fait bruisser les feuilles d'arbre ou l'herbe foulée par les pieds de quelqu'un.
Mes yeux cherchent le peu de lumière que laisse filtrer le bandeau pour essayer de me repérer, mais rien. J'entends le bruit d'une lame quelque part autour de moi et me prépare à parer le coup. Mais je suis trop lente et la lame me frappe l'épaule avec force, me faisant grogner et tomber au sol.
Après une matinée d'entraînement, mes muscles meurtris lâchent et je tombe au sol violement. Aussitôt après ma chute, une voix gracieuse réclame la fin des combats et je retire mon bandeau, dépitée. La vive lumière du jour m'agresse les paupières et je porte l'une de mes mains devant mon visage pour distinguer les formes.
Une guerrière s'éloigne de moi pour rejoindre un groupe d'autres combattantes qui attendent leurs tours pour combattre dans l'arène. Dans mon dos, le sol dur me fait mal, mais je n'oserai pas le dire de peur de me faire réprimander. Vais-je devoir me battre avec une nouvelle personne aujourd'hui ? Mon corps proteste en m'envoyant une décharge électrique dans le dos.
Mais aucune combattante ne s'avance, si ce n'est une figure que je connais bien, perchée sur son magnifique frison. Dans l'arène de combat se trouve uniquement Penthésilée, Reine des Amazones, combattante émérite et actuellement ma tutrice.
— Tu as bien progressé depuis ton dernier entraînement Aoile. Mais il faut que tu te focalises plus sur les sons et les odeurs. Il faut entraîner ton oreille et ton nez, pour que tu puisses te repérer dans un combat même si tes yeux ne voient rien. Il faut que tu fasses confiance à tes instincts. N'importe qui sait se battre quand sa survie en dépend. Mais toi, tu dois te battre même si ce n'est pas ta survie qui en dépend. Il y a toujours quelqu'un qui est en danger, m'apprends-t-elle avec son éternel sourire.
D'un geste souple, elle descend de cheval, ramasse mon arme et m'aide à me relever. J'admire à la lueur du jour son armure de métal léger, taillé sur mesure. Et dans ses cheveux, une fine bande d'acier couronne son crâne de Reine, la distinguant du reste de son peuple.
Son cheval, resté à ses côtés, m'observe de ses yeux brillants d'intelligence. Tout comme sa maitresse, il se laisse guider par les sons qu'il entend et c'est un cheval d'une rare intelligence dans les batailles. Certains disent même que c'est grâce à lui que la Reine est toujours en vie. Je sais juste que le cheval est un cadeau venu d'Artémis, la Déesse de la chasse et patronne des Amazones.
Penthésilée me rend mon arme et m'offre un doux sourire réconfortant tout en passant une main dans mon dos pour retirer le sable. Dans ses yeux je peux y lire l'amour d'une mère, chose que la mienne ne m'a jamais offert. Mais sa posture trahit son inquiétude quant à mon avenir parmi les Amazones. Tout comme les Démons, elles ne m'accepteront pas comme l'une des leurs à cause de ce que je suis.
Un soupir m'échappe quand je repense à cette période. Être entraîné par la Reine des Amazones elle-même, cette guerrière si féroce qui n'a pas hésité à tuer son propre fils quand elle a su que c'était un mâle, fut un honneur. Bien que ça n'ait pas duré longtemps.
Un pincement au cœur amène des larmes aux coins de mes yeux, en pensant à mon départ, comme une voleuse, pendant un soir de fête après une dure bataille gagnée. Depuis ce jour, je n'ai jamais remis les pieds là-bas et une vague de culpabilité m'assaille. Repense-t-elle à moi parfois ? Serais-je capable d'y retourner un jour, pour me faire pardonner ?
Ce pan de mon passé est si lourdement gardé que personne, pas même mon père, n'était au courant. Quand Dame Madera a compris que je m'étais enfuie, elle a fait courir une rumeur, comme moi j'étais partie tuer des humains sur ses ordres, provoquant ainsi ma réputation de tueuse. Et moi, j'avais si honte de m'être enfuie, d'avoir fui devant elle, que je n'avais jamais osé rectifier le tir auprès des Démons.
Et aujourd'hui, cela me porte préjudice. La seule fois de ma vie où j'avais actuellement fui mes problèmes, ils me revenaient en pleine figure quelques millions d'années plus tard.
Mon père me l'a appris depuis longtemps, rien n'est gagné d'avance. Il faut toujours faire ses preuves. Mais comment montrer aux Démons que je suis digne d'être Reine ? Je n'ai aucune idée de ce qu'être Reine signifie ou même de ce qu'être un Démon signifie. Je ne le suis qu'à moitié après tout.
Et ma rencontre avec Samantha, ainsi que les récents événements m'ont montré que je m'accrochais beaucoup trop à ma partie angélique. Je ne peux donc pas reprocher aux Démons de voir en moi une gamine, une Reine factice. Ce que je ne supporte pas, c'est l'affront qu'ils me font en me menaçant de désigner quelqu'un d'autre de force. Je n'ai pas l'habitude d'être confrontée à ce genre de menace. En général, ceux qui me menacent finisse mort.
Mais je ne peux plus me permettre de tuer, cela ne ferait que montrer à mon peuple qu'ils ont tort de croire en moi et que je suis toujours la tueuse de Dame Madera a fait de moi. Il me faut des alliés et je n'ai que Breugan pour l'instant. Je suis convaincue qu'il pourra m'aider, en temps voulu, à me faire d'autres alliés. Il faut que je pense comme mon père.
Un pincement au cœur se fait sentir à l'intérieur de mon corps en repensant à sa prestance et son charisme naturel. Je n'aurai jamais cela. Je ne serais jamais telle qu'il l'a été. Il était né pour cela, tandis que je ne fais que la parodier.
Un coup d'oeil sur mon bras me suffit à voir disparaître ma coupure, ce qui m'arrache un soupir. Voilà l'une des raisons pour laquelle les Démons ne voudront jamais de moi. Ce que je suis, ce que je peux faire, ce que j'ai fait... Ma vie entière constitue un dossier que même le meilleur avocat du monde ne défendrait pas. Vis ta vie, oublie-les, me dirait Penthésilée. Mais je ne peux pas. Je ne peux plus me défiler, pas cette fois.
Je dois trouver un moyen de faire adhérer la majorité à ma cause en me basant sur autre chose que ma légitimité. Et cette fois, je ne peux pas m'appuyer sur mon père ou sur aucun de mes alliés. Cela doit venir de moi seule. Et quelque part, j'ai peur de ne pas être à la hauteur. Après des milliards d'années à regarder les humains évoluer, leurs sociétés se construire, se détruire, se remodeler, me voilà obligée de prendre exemple sur eux et de monter aux Démons que je ferais une bonne dirigeante.
Avec un peu de chance, ma partie angélique se fera moins présente si j'arrête de me voir comme un hybride. Comme un monstre. Mais est-ce possible quand mon reflet est inchangé depuis des années ? Les Démons vivent, vieillissent et leurs âmes restent en Enfer, leur permettant de revenir quand bon leur semble sous différents visages.
Mais aucun d'entre-eux n'a, comme moi, vie éternelle. Et maintenant qu'ils savent que les Archanges peuvent être tués, je n'ose pas penser à ce qu'une rébellion contre moi pourrait provoquer. Presque sûre que cela se finirait en un bain de sang et avec moi comme cadavre. Je lève les yeux vers le faux ciel qui surplombe les Enfers. Un peu comme la princesse Ariel, je rêve d'aller à la surface. Mais à la différence de ce personnage de fiction, je me dois d'affronter mes problèmes. C'est à cela que me sert mon masque arrogant et hypocrite. Si je dois faire mes preuves auprès des Démons, je n'ai pas d'autres choix que d'obéir.
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(1) Garm est le Gardien de Niflheim, le Royaume des Mortsde la mythologique Nordique. Son nom signifie « Hurleur » et garde Gnipahellir,qui marque l'entrée de Niflheim.
Coucou !
Oh, Aoile me fend vraiment le coeur dans ce chapitre. Elle est tellement plus blessée que ce que sa carapace nous laisse entrevoir... 💔❤ Sincèrement, elle est adorable ici 😍 !
Que pensez-vous de ce bref aperçu de son passé ?
Les Amazones ?
Les rumeurs de Dame Madera ?
Son entraînement ?
Pourquoi Lucifer n'est-il pas venu la chercher ?
Aoile qui re-pense à Sam... ? 😏
N'hésitez pas à lâcher vos théories, folles ou pas, je lis tout 😘
Et je vous dis à.............. VENDREDI !! Cette semaine étant celle de Noël, je vous offre donc une doublette de chapitre ^^ Du coup, je posterai le 3ème chapitre ce vendredi :) Et après ça, je reprends les publications régulières la semaine prochaine (donc dès le 27/12). ^^ Êtes-vous heureux ? :p