Mort(s)

By LesArtistesFous

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R.I.P. Les Artistes Fous Associés ont la profonde douleur de vous annoncer la disparition définitive du bon... More

Jusqu'à ce que la mort nous réunisse - Préface
Ne va pas par là [Martin Lopez]
Le moine copiste et la Blanche-Face [Olivier Boile]
Le manoir aux urnes [NokomisM]
Ambre Solis [Gallinacé Ardent]
Le fils du tyran [Stéphane Croenne]
Oh oui... [Bruno Pochesci]
Le chemin de la vallée inondée [Diane]
Demain sera un autre jour [Crazy]
Mammam-IA [Tesha Garisaki]
Venus Requiem [Émilie Querbalec]
Le temps des moissons [Southeast Jones]
Die Nachzehrermethode [Quentin Foureau]
Le mécanisme de la mort du langage [Mort Niak]
Délivre-nous du mal [Ria Laune]
Les âmes de la foire [Vincent T.]
Tri Nox Samoni [Jérôme Nédélec]
La dette du psychopompe [Guillaume G. Lemaître]
Les auteurs et illustrateurs
Remerciements
Crédits

Robo [Xavier Portebois]

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By LesArtistesFous

Dans un futur proche, la rencontre choc entre des gamins des favelas et un zombie-cyborg ! Une nouvelle de science-fiction, à la fois un conte cruel d'apprentissage et un thriller immersif.

Robô

Adão remua les détritus du bout de sa sandale. Bandes de caoutchouc brûlé, ferraille brunie par la rouille, bris de plastique noirâtre et poisseux. Rien qui n'ait assez de valeur pour s'ennuyer à en alourdir le sac rapiécé qui pesait déjà pas mal sur ses maigres épaules. Ce n'était pas aujourd'hui qu'ils feraient fortune.

L'adolescent se redressa, toussa puis cracha à ses pieds. Sa main glissa sous son marcel et il se gratta les côtes, pendant que son regard embrassait la décharge qui s'étendait autour de lui. Une plaine d'ordures qui à gauche allait mourir dans les brumes polluées de la baie de Guanabara, et à droite venait s'entasser contre les favelas perchées sur la colline. Et quelque part, dans tout ce merdier, éparpillés comme autant de minuscules pépites dans un océan de fange, l'attendaient des bibelots revendables, des pièces à refondre, du matériel à réparer. Bref, de quoi se faire quelques reais.

Un amoncellement de déchets roula dans un nuage puant de poussière. Un corbeau prit peur et s'envola. Adão crut un instant qu'Eva ou Pio venait de déraper, mais ce ne pouvait être ses compagnons d'infortune ; ils fouillaient ailleurs, derrière lui. L'éboulement reprit, un peu plus long cette fois. L'adolescent rajusta sa sandale et s'approcha, vigilant. Peut-être était-ce quelques rats. À défaut de matos, il pourrait ramener du rab à manger pour ce soir.

Il n'y avait rien à voir, mais quelque chose remuait sous la surface. Sans hésitation, Adão plongea les mains entre les sacs poubelle éventrés et racla les ordures, poignée par poignée, jusqu'à y dégager un trou assez large.

Quelque chose frémit sous ses doigts : le dos d'un manteau de cuir noir, taché de gras et de sang séché. Des spasmes soudains en tordirent les formes. Adão bondit en arrière, bras repliés contre le torse, méfiant. Il craignait ce qui pouvait se tapir dessous : les rats se montraient parfois agressifs, et la décharge accueillait des bêtes plus grosses encore.

Les déchets roulaient au fur et à mesure que la chose gesticulait. Elle s'extirpa petit à petit, jusqu'à ce qu'il n'y eut plus de doute possible : c'était un homme, gisant sur le ventre. Malgré la saleté, la poussière et le gras suintant des poubelles, Adão en devina la peau pâle et les cheveux blonds, traits rares à Rio. Un Européen, sans doute.

De nouvelles convulsions le secouèrent. Les bras et les jambes remuèrent au hasard, par saccades, comme les pattes d'une araignée blessée. Adão recula d'un autre pas sans oser quitter l'inconnu du regard. Il siffla ses amis, puis tenta un contact.

Oi, senhor ! Vous... euh, vous allez bien ?

Aucune réaction. L'inconnu continua ses gesticulations morbides. Il parvint à se dresser sur ses avant-bras, le visage enfoui sous ses cheveux crasseux, les jambes grattant sous lui les couches de détritus, sans succès. Des gémissements s'échappèrent de sa gorge comme autant de syllabes dégorgées. Adão crut qu'il allait vomir, mais le hoquet mua en cri monotone, puis en claquements de crécelle.

Pio arriva en courant – facile pour lui, il avait trouvé des bottes presque à sa taille. Adão, sans quitter l'étranger du regard, le lui désigna du menton et se tapa la tempe de l'index : l'homme devait être fou. Son camarade répondit d'un signe de tête qu'il avait compris, et attrapa la batte de baseball qui pendait dans son dos. Il était fier de cette batte, Pio. Le plus beau trésor qu'il avait déniché depuis toujours, qu'il arborait autant comme un trophée que comme une arme.

— Je vais te le calmer, moi, le gringo, marmonna Pio pour lui-même.

L'inconnu émit de nouveaux geignements. Pio leva le bras pour frapper.

— Attends ! l'arrêta Adão au dernier instant.

La plainte inarticulée avait changé. Il reconnaissait maintenant un « non », lancinant, hésitant, mais répété avec de plus en plus de conviction. D'autres mots suivirent, d'abord en une cacophonie inhumaine, mais bientôt compréhensible.

— Non. Ne me frappez pas. S'il vous plaît.

L'inconnu répéta ces mots en boucle, sa voix désarticulée, lancinante, arrachée syllabe par syllabe aux poumons. Il se tut, se retourna par à-coups et leur présenta son visage.

Le souffle d'Adão agonisa sur ses lèvres soudain livides. Il avait déjà vu des cadavres ici, dans la décharge, dans les favelas alentour ou parfois même sur l'asphalte de Rio, mais jamais des qui parlaient. Ses yeux ne se détachèrent plus de l'homme. La plaie rouge au milieu du torse, trop large, trop profonde. Les joues grises tendues comme un cuir élimé. Les tempes et le front collés de sang séché. Et cet œil qui lui manquait, cette orbite vide creusée sur un trou noir au fond duquel brillait une minuscule lueur électrique.

Un hurlement le tira de sa torpeur. Eva les avait rejoints, à quelques pas à sa gauche, les mains tordues devant sa bouche et les jambes tremblantes sous sa robe rapiécée de brun et de jaune.

— T'approche pas, Pio ! glapit-elle. C'est un zombie, un putain de zombie, j'en suis sûre !

Ce fut le blessé – ou le mort, Adão ne pouvait le dire – qui répondit de sa voix désincarnée, crachée morceau par morceau.

— Non. Vous vous trompez. Je ne vous suis pas dangereux. Je vous le promets.

Les bras s'agitèrent parmi les détritus, les hanches se plièrent d'un coup sec, et l'étranger parvint à s'asseoir dans une posture qui se voulait inoffensive. Du moins, elle ne semblait pas être celle qu'un zombie aurait pu prendre. Adão serra les dents, inspira un grand coup, tenta de se rassurer et osa refaire un pas en avant, rejoignant prudemment Pio.

— Comment tu peux encore vivre avec des blessures pareilles ?

La tête s'agita de gauche à droite en mouvements saccadés, emportant le tronc dans chacun de ses élans.

— Vous vous trompez. Je ne suis pas vivant.

Quê ? protesta Pio qui levait à nouveau sa batte pour frapper.

Adão le retint par l'épaule et, d'un geste de la main, lui demanda d'attendre. Le type était peut-être en train de les embobiner, mais il paraissait réellement mal en point.

La tête se tourna pour lui faire face. L'œil encore en place dériva, le regard perdu quelques centimètres au-dessus de son épaule. La voix reprit, un peu plus compréhensible qu'auparavant, moins hésitante.

— Je suis une I.A. d'assistance personnelle à la survie. Mon propriétaire étant décédé, je pallie sa perte d'autonomie.

Les deux adolescents échangèrent un regard interdit, tandis qu'Eva se rapprochait à son tour.

— T'es pas un zombie, alors ? Juste un programme, implanté dans le crâne ?

Le cadavre acquiesça en gestes maladroits.

— Comment tu fais pour parler et bouger tout le corps, dans ce cas, si t'es qu'une puce électronique dans la cervelle ?

— Mon propriétaire disposait de très nombreux implants, expliqua la voix mécanique. Je suis conçu pour m'adapter à toutes les situations, j'apprends donc à les utiliser à sa place.

Adão cligna plusieurs fois des yeux, incrédule. Il avait entendu les gangsters des favelas parler d'augmentations physiques. Un programme pour mieux analyser ce qu'on voyait, des pistons pour courir plus vite, des nanites pour respirer sous l'eau. Il ne pensait pas en croiser un jour ici, dans la décharge, et encore moins toutes sur un seul mec.

Les trois gamins regardèrent le macchabée se redresser, animé par ses prothèses robotiques. Les jambes raides, les bras tendus sur les côtés pour s'équilibrer, il tint quelques secondes debout. Des détritus roulèrent sous ses pieds. Le corps chuta sur le flanc comme une masse inerte. Son œil mort ne cilla pas quand la poussière roula sur son visage.

— Dis, le truc, cracha Pio, la batte calée sur les épaules, t'as un nom ? Monsieur l'Intelligence Artificielle, peut-être ?

— Mon propriétaire n'avait pas besoin de me désigner, puisque j'étais partie intégrante de lui. Il se dénommait Konrad, cependant, je ne suis pas lui.

— Monsieur l'Intelligence Artificielle, c'est longuet, je trouve, continua Pio. On va t'appeler « Robô », puisque c'est ce que t'es. Ça sonne mieux que « zombie », en tout cas.

— Et qu'est-ce que tu fais là, Robô ? demanda Adão.

— J'étais chargé de l'assistance permanente à la protection de mon propriétaire, mais il s'est retrouvé dans une situation trop périlleuse, dont je n'ai pu l'extraire.

Pio lâcha un rire gras, et Adão lui-même ne put retenir un sourire narquois.

— T'as été drôlement efficace, dis donc ! Du coup, tu protèges qui ou quoi, maintenant que ton patron a clamsé ?

Robô demeura quelques secondes silencieux, la mâchoire entrouverte, aussi immobile que celle d'un pantin sans corde. La lueur bleutée au fond de son orbite grésilla.

— Cet événement ne conditionne pas mes directives. Je dois toujours préserver l'intégrité physique de mon propriétaire, face à toute menace avérée.

Pio siffla d'un air admiratif face à tous ces mots compliqués. Eva se tapota le menton de l'index, songeuse.

— C'est pas impossible, conclut-elle. Il a beau être mort, il peut encore être abîmé. J'imagine que Robô a dû être programmé pour éviter ça.

Les trois adolescents restèrent silencieux, tandis qu'ils regardaient le corps se relever une nouvelle fois, les membres raides et les gestes hésitants. L'intelligence artificielle ne maîtrisait clairement pas encore ses nouveaux périphériques.

— J'aurais besoin de votre assistance... commença-t-elle avant que Pio ne l'interrompît.

— Minute, gringo, t'as pas tout dit. Qu'est-ce qui s'est passé, alors ? C'était quoi, cette « situation dont t'as pas su l'extraire » ?

Robô tourna son œil mort vers Pio. Peut-être était-il en train de réfléchir, mais son visage demeurait figé.

— Vous révéler ces informations serait préjudiciable pour mon propriétaire.

— Si tu veux qu'on t'aide, insista Adão, va falloir qu'on te fasse confiance. Et avec ta gueule de déterré, désolé, mais t'as pas intérêt à nous cacher des trucs.

Robô resta une nouvelle fois silencieux quelques instants, puis sa mâchoire cracha chaque syllabe, une à une.

— Mon propriétaire a été embauché pour exécuter plusieurs meneurs des Cães infernais, mais ils lui ont tendu une embuscade au sud de la favela, un quartier que je connaissais mal.

Adão fit claquer sa langue alors qu'il tournait la tête vers la falaise qui les surplombait. Les Cães infernais, le plus gros gang de Santo Desperdício, la favela qui noyait la colline de ses tôles rouillées et de ses parpaings pourris. Il fallait bien une telle cible pour qu'on se paie un mercenaire aussi foutrement équipé. Même si, malgré toutes ses augmentations, il avait fini comme n'importe quelle victime des gangs : un cadavre de plus, confié aux rats de la décharge.

— Tu travaillais pour qui ? demanda Eva.

— Je ne peux vous le révéler.

Pio agita son index en l'air, signe qu'il devait continuer s'il voulait leur aide.

— Désolé, mais je ne peux vous le révéler, maintint l'I.A.. Mon propriétaire lui-même n'en savait rien. Ses ordres lui parvenaient par plis anonymes.

Les adolescents lâchèrent un soupir déçu.

— J'ai besoin de votre assistance, reprit Robô. Je ne peux assumer mes directives tant que je ne maîtrise pas les implants de mon propriétaire. Pouvez-vous m'éloigner de la favela et me cacher ?

Uau ! s'étrangla Pio. On n'est pas la charité, on a autre chose à foutre qu'aider gratis les gringos dans ton genre.

— Bah, pourquoi pas ? contra Eva. C'est pas comme s'il allait nous boulotter le repas du soir.

Adão leva un sourcil étonné qui força son amie à se justifier.

— Et puis, ça nous changera un peu. Je suis sûr que Robô a plein de trucs à nous raconter.

Pio leva les yeux au ciel avant de répliquer. Eva répondit à son tour. Leurs voix s'entremêlèrent dans une cascade d'aigus qu'Adão ne parvenait plus à suivre. Il pressentit la querelle sans fin, et haussa les bras pour réduire ses compagnons au silence.

— Du calme, vous deux ! Vu qu'on ne peut pas être d'accord, on va voter, comme on a l'habitude.

Ses deux compagnons se turent et le dévisagèrent, attendant la suite.

— Robô, demanda-t-il d'un air presque solennel, est-ce qu'à tout hasard, tu peux nous payer pour notre protection ?

Le corps de l'ancien Konrad, presque debout, agita la tête de gauche à droite avec lenteur, comme pour ne pas briser sa stabilité éphémère. Pio s'exclama, victorieux, et adressa à Eva un sourire triomphant.

— Et dois-tu manger ? continua Adão.

La nourriture, c'était leur unique richesse. Tout ce qu'ils récoltaient, c'était pour changer des rats, des chats sauvages et des rares poules enfuies des favelas sur lesquelles ils avaient parfois la chance de tomber avant les deux premiers.

Là encore, Robô secoua la tête et, cette fois, ce fut Eva qui tira la langue à Pio.

Adão se balança d'un pied sur l'autre. L'Européen ne leur rapporterait rien mais ne leur coûterait rien non plus. Eva avait raison, ils manquaient de compagnie. Leur puanteur faisait grimacer même les cariocas des bidonvilles, et les nouvelles têtes étaient rares dans la décharge. Ils ne pouvaient faire la fine bouche et exiger qu'elles soient vivantes.

— Je n'ai plus d'autres questions, conclut-il. Si vous n'en avez pas non plus, votons.

— Les ennemis de ton patron, grommela Pio, ils peuvent te retrouver ?

— Les chances sont faibles, répondit Robô. Elles deviennent non significatives si vous me cachez.

— T'auras pas envie de nous buter dans notre sommeil, par hasard ?

Le corps agita la tête de gauche à droite.

— Mouais, lâcha Pio, pas convaincu pour autant. Contre pour moi.

— Pour, renchérit Eva.

— Pour aussi, conclut Adão.

Pio cracha par terre.

— Pfeuh, facile de demander un vote quand tu sais que tu vas gagner.

Adão ne répondit pas. Tous trois savaient que s'ils avaient tenu si longtemps à Rio, c'était parce qu'ils s'en tenaient à chaque fois à la décision collective. Ce n'était pas toujours facile, mais ça avait plutôt bien marché, jusqu'à maintenant.

Eva se glissa sous le bras de Robô pour l'aider à marcher. Adão l'imita, évitant de toucher la blessure béante qui purulait au milieu du torse.

— On t'emmène chez nous, expliqua Eva, au bord de la décharge. C'est côté baie, loin de la favela, l'idéal pour toi.

— C'est pas le paradis, compléta Adão, mais au moins, on n'y est pas emmerdé par les toxicos de Santo Desperdício, ni par les autres gamins du dépotoir.

***

Adão rogna les restes de viande qui collaient sur le métal de sa brochette, noircie par des centaines de feux de camp. On s'habituait à tout quand on avait faim, et le rat, c'était finalement pas si dégueu.

Il leva son regard de la fin de son repas. Dans l'obscurité, à un jet de pierre des flammes, Robô apprenait à se mouvoir tout seul. Quand ils l'apostrophaient ou lui posaient des questions, il y répondait de sa voix toujours aussi monocorde et saccadée, sans pourtant s'arrêter de se mouvoir. Ses gestes demeuraient raides quoique mieux synchronisés, plus équilibrés, et il parvenait déjà à marcher aussi vite qu'eux.

— C'est quand même fou, commenta Adão, comment il s'adapte vite.

De ce qu'il avait su comprendre, l'I.A. n'était prévue que pour aider Konrad à analyser ce qu'il percevait et à améliorer ses mouvements, ses réflexes, son instinct. Eva croyait que maintenant que le type était mort, Robô considérait qu'il devait pallier tous les gestes de son patron.

— Ce qui est vraiment fou, renchérit Pio, c'est la thune qu'il a dû coûter. Le mec est fourré d'implants et de prothèses de la tête aux pieds. Je suis sûr qu'il en a même dans le cul !

Il se tourna sur la caisse qui lui servait de tabouret pour regarder la silhouette dans le noir. Robô s'essayait désormais à sautiller sur place, en petits bonds prudents.

— Les gars qui l'ont buté étaient des branques, à pas savoir que ce Konrad était un putain de cyborg. Si on le démontait, on se ferait assez de reais – ou même de dollars – pour quitter cette décharge, les favelas, et peut-être même Rio, juré !

Eva lui jeta l'os qu'elle venait de rogner.

— C'est pas démonter, c'est tuer. Et on n'est pas des meurtriers.

— C'est un robot là-dedans, même si autour c'est la peau d'un mec mort, répondit Adão, appuyé par les hochements de tête convaincus de Pio. Ce serait pas tuer, donc.

— Vous voyez pas qu'il est comme nous ? objecta Eva. Il fait tout pour survivre, là. S'il cherche tant à éviter la mort, c'est qu'il est vivant, un peu, non ?

Adão tiqua, le regard perdu dans les flammes mourantes. Ça ne semblait pas idiot, mais quelque chose manquait pour le convaincre. De même pour Pio.

— J'ai rien à voir avec ce cyborg zombie, parceira. Il agit comme nous, okay, mais il ne vit pas pour autant. Si on le démonte pour faire fortune, il souffrira pas. Alors que moi, rien que l'idée d'avoir ce paquet de fric qui sautille à dix mètres, ça me fait déjà bien mal aux fesses.

— Pas faux, concéda Adão. Mais c'est pas une bagnole qu'on désosserait, là. C'est un mec. Ça me dérange pas de dépouiller un pauvre type parce que, quand t'es mort, t'as plus besoin de ton chouette manteau, ou de tes pompes toutes neuves. Mais pour le coup, faudrait scier les os, tailler les muscles et tout. Et ça...

Un frisson remonta le long de sa nuque et termina sa phrase pour lui.

— On le fait bien avec les rats, mec, rétorqua Pio.

Le garçon saisit à deux mains le morceau qu'il mangeait et tira dessus de chaque côté. L'os brisa dans un craquement sec, emportant la chair filandreuse de part et d'autre.

— Tu me dégoûtes, cracha Eva.

Elle se leva et rejoignit sa paillasse sous les tôles rouillées qui leur servaient d'abri.

Les deux garçons restèrent silencieux, assis autour des braises. Adão regardait Robô sans vraiment le voir ; ce dernier sautait déjà un peu plus haut que tout à l'heure, plus sûr de lui. Le garçon réprima un bâillement et cligna des yeux de fatigue.

Un robot, ça avait beau ne pas être vivant, est-ce que ça pouvait quand même mourir ?

***

Le chant enroué d'un coq réveilla Adão. La salive lui monta aussitôt à la bouche, à l'idée d'un coq perdu quelque part dans la décharge.

Il émergea le premier de sa couche, enfila ses sandales usées, et se tira hors de l'abri rudimentaire en se grattant le dos. Ses yeux cherchèrent Robô près des cendres du feu de camp, puis là où il s'entraînait la veille, sans pour autant le trouver. Pouvait-il être déjà reparti ?

Un cliquetis retentit derrière lui, de l'autre côté de l'abri. Il en fit le tour pour découvrir le cyborg, une dizaine de mètres plus loin. Ses bras frappaient l'un après l'autre, tendus devant lui, enfonçant les poings dans des monticules de déchets qu'il brisait un à un. Adão se mordit la lèvre en songeant combien cela devait faire mal, puis se rappela que le type était déjà mort.

Robô continua de frapper les amoncellements devant lui, sans prêter attention à l'adolescent. Ce dernier cracha sur son index, l'essuya sur son marcel et entreprit de s'en frotter les gencives avec énergie. À défaut de brosse à dents, c'était mieux que rien. Le cyborg attaquait le dernier tas d'ordures quand il se racla la gorge et cracha au loin, sa toilette terminée.

— Tu t'entraînes à tuer des trucs ?

Robô se tourna vers l'adolescent. Le corps ne titubait plus, son équilibre parfaitement assuré, mais ses mouvements conservaient une raideur mécanique. Comme si sa posture n'avait rien de naturel, rien d'humain. Et les morceaux de chair arrachée qui pendaient des phalanges n'arrangeaient rien.

— Je dois éliminer ceux qui ont tué mon propriétaire, expliqua-t-il. Ils représentent les dernières menaces pour son intégrité physique.

Adão haussa un sourcil étonné. Ils en avaient amplement discuté hier soir, en mangeant leur rat, mais il ne parvenait toujours pas à assimiler l'idée que Robô tentait de préserver un Konrad refroidi depuis longtemps.

— T'as pas plutôt intérêt à rester planqué ? Ils t'ont déjà buté, ils ne vont pas te tuer une seconde fois. Puis, tu l'as dit toi-même hier, les chances sont nulles que les Cães viennent te faire chier ici.

Robô rejeta la proposition.

— Il ne m'appartient pas de juger la pertinence de mes directives. Je n'ai pas été conçu pour cacher mon propriétaire, mais pour lui assurer une sécurité maximale.

— Si tu le dis, lâcha Adão dans un soupir, résigné à ne pas comprendre la logique interne à cette machine.

— Tu vas donc nous quitter ? Déjà ?

C'était Eva qui posait la question. Elle venait de les rejoindre, les yeux encore gonflés de sommeil, et les cheveux pleins de nœuds.

Cette fois, Robô acquiesça.

— Merci pour votre protection temporaire. Je maîtrise désormais les implants de mon propriétaire, et vais donc vous laisser.

— Tu retournes à Santo Desperdício ?

— C'est là que sont les tueurs de mon propriétaire, rappela Robô. Ainsi que ses affaires personnelles, utiles à l'accomplissement de mes instructions.

Le corps, moitié cyborg, moitié cadavre, se tourna en direction de la colline couverte de tôles ondulées, et fit mine de s'éloigner. Eva et Adão échangèrent un regard stupéfait. Robô allait réellement partir ? Dans cet état ?

— Attends, amigo ! le héla Adão. On va te filer une couverture, ou un truc du genre. Tu tiendras pas longtemps, si les gens voient ta gueule.

Eva partit fouiller le fond de la cabane, dérangea Pio qui se réveillait avec quelques grognements indistincts, et revint chargée d'un drap constellé de taches de graisse et de boue. Robô s'y enveloppa comme une cape, un large pan faisant office de capuche. C'était loin d'être parfait, mais cela cachait son œil manquant, sa face de zombie et l'énorme trace de sang au milieu du torse.

Le cyborg se fendit d'un geste de la main et fila à travers les montagnes de déchets. S'il avait pu sourire, Adão ne doutait pas qu'il l'aurait fait.

Puxa vida, grogna Pio qui sortait de l'abri. Me dites pas qu'on vient de laisser filer cette pile de dollars sur pattes !

Eva haussa les épaules, toujours convaincue de son choix.

— Comment on aurait pu oser le tuer ? Il vient de nous remercier et tout. C'est vraiment pas le comportement d'un bête robot.

Pio fronça les sourcils, suspicieux.

— Raison de plus, maintint-il finalement. Je suis sûr qu'il est dangereux, à avoir des comportements pas prévus, comme ça. La mort de son bouffon de patron a dû lui faire disjoncter les circuits, et il se prend pour un humain ou une connerie du genre.

— Bah, lâcha Adão, dans ce cas, autant l'avoir au loin. Comme ça, si on n'a pas de fortune dans les parages, on n'a pas non plus de robot psychopathe.

Pio et Eva sourirent tous les deux à la plaisanterie, chacun pour ses propres raisons. Adão claqua des mains plusieurs fois pour bien réveiller leur petit groupe, et se souvint du coq qu'il avait entendu à son réveil.

— Tout reprend comme avant, donc. Et on a une décharge à fouiller !

***

Le soleil de la fin d'après-midi embrasait les fumées polluées qui noyaient la baie. Adão et Pio marchaient côte à côte, l'un chargé de vieux circuits imprimés, l'autre de tuyaux de PVC ternis. S'ils n'avaient pas su dénicher le coq, ils avaient au moins assez de marchandise à vendre au bidonville.

— Pas de quoi s'acheter un palace, nuança Pio en rajustant son chargement sur les épaules. Quand je pense à tout ce qu'on aurait pu se payer si on avait revendu l'autre cyborg, pièce par pièce. Suis sûr que rien que son oreille valait plus que tout ce qu'on trimballe.

Adão répondit d'un sourire amusé, qui se crispa en rictus de dégoût quand il songea à ce qu'ils auraient dû faire pour revendre Robô « pièce par pièce ». Pas question de dépecer ce Konrad, même déjà mort. Ils étaient des enfants de la décharge, soit, mais pas des loucos.

— Je vais poser quelques questions à son sujet, tant qu'on sera à Santo Desperdício, continua Pio. Ça serait carrément du bol, mais on sait jamais, la chance pourrait peut-être nous sourire, pour une fois.

Ils achevèrent le trajet en silence, soufflant sous leurs fardeaux, s'essuyant la sueur du front sur les mains, puis les mains sur leurs maillots sales. Après un bref signe du bras, Pio gravit les ruelles tortueuses qui serpentaient à flanc de colline, gagnant les ateliers où il pourrait refourguer sa marchandise. Adão bifurqua quant à lui vers l'Estrada Vermelha, la rue rouge, où il ne doutait pas de trouver un acheteur parmi les électriciens ou les bricoleurs qui y tenaient comptoir.

Estrada Vermelha. La langue jouant contre ses dents, il fixa longtemps le panneau de ferraille où on avait brûlé le nom de la rue au chalumeau. Quelqu'un lui avait parlé récemment de cette rue. Il tiqua quand il se souvint de la voix monocorde et découpée. Robô avait parlé de l'Estrada Vermelha à Eva, la veille, tandis qu'il s'entraînait. Il n'avait pas vraiment écouté à ce moment-là, mais Adão croyait se souvenir que c'était dans ce quartier que Konrad s'était posé.

Il se mordit la lèvre, l'air coupable. Aurait-il dû s'en souvenir avant que Pio et lui ne se séparent ? Il ne tenait pas vraiment à ce que son compagnon débusque le cyborg. Ça n'aurait pas tout à fait été un meurtre, pourtant ça le répugnait tout autant. Mais lui, il aurait bien voulu lui parler encore un peu, savoir s'il s'en était sorti, s'il avait réussi sa mission, et ce qu'il comptait faire après.

Ses affaires expédiées et quelques dizaines de reais en poche, Adão interrogea les vieux qui attendaient la fraîcheur du soir à leur porche, les enfants qui jouaient dans la saleté, ou les vendeurs ambulants d'eau potable. Un Européen, ça ne devait pas passer inaperçu ici.

Ce fut la mère de deux nourrissons babillards qui lui indiqua une rue perpendiculaire. Ces dernières semaines, elle avait eu un voisin blanc, blond, grand et musclé, avec un manteau de cuir. Ça collait. Adão la remercia de son plus beau sourire et fila voir la maison.

La baraque était luxueuse pour Santo Desperdício. Un assemblage de parpaings peints de brun et de blanc, un réservoir d'eau boulonné à leur sommet, le tout coiffé d'un toit de tôle sous lequel s'engouffrait une poignée de gros câbles électriques.

Et une porte massive, dont chaque verrou devait être fermé à l'intérieur.

Adão donna quelques coups d'épaule contre le battant, au cas où, mais renonça bien vite. La ruelle n'était pas très passante, mais il ne tenait pas à attirer l'attention de la police ou, pire, du gang local. Il se faufila dans la venelle qui séparait l'habitation de sa voisine, espérant y trouver une autre entrée. Un simple regard en l'air suffit : une fenêtre à l'étage bâillait, entrouverte.

Il escalada le mur centimètre par centimètre, le dos contre la paroi opposée, les doigts et les orteils enfoncés dans les interstices des parpaings. Le béton lui raclait le dos à chaque mouvement, les moellons lui entaillaient les phalanges à chaque prise. Ses sandales glissèrent à mi-parcours. Il dérapa, étouffa un cri de rage et se rattrapa aussitôt, les muscles en feu. Quelques poussées de plus et ses doigts agrippèrent le rebord de la fenêtre. Il roula à l'intérieur, sans cérémonie, avec un dernier grognement douloureux.

Un carrelage froid sous sa peau. Adão se redressa avec lenteur, massa ses bras endoloris, et jeta un regard alentour. Une salle de bain sommaire, plutôt propre, sauf dans les coins où somnolaient quelques cafards. Il gagna d'un pas silencieux la porte, qui donnait sur un petit corridor ténébreux. Adão s'immobilisa, aux aguets, le souffle suspendu. Pas un bruit ici, sinon les cris des derniers colporteurs, les rires des enfants au-dehors, et la lointaine rumeur des embouteillages dans les quartiers riches. Il laissa échapper un soupir de soulagement. La voie était libre.

La poignée de la première porte qu'il trouva tourna dans un cliquetis sec. Un store, tiré bas, plongeait la chambre derrière dans une semi-obscurité. Adão en saisit la ficelle et le releva, juste assez pour y voir.

Un ordinateur ultra fin prenait la poussière sur des tréteaux qui devaient servir de bureau. Des mallettes métalliques encombraient le lit défait, verrouillées par de larges fermoirs à codes électroniques. L'une d'elles était grande ouverte, l'empreinte d'une arme à feu incrustée dans la mousse grise qui la remplissait. Un gilet pare-balles pendait à un vieux cintre, une constellation de petites brûlures rondes sur le torse.

Adão ne put réprimer un sifflement face à sa découverte : aucun doute possible, c'était bien la planque de Konrad. Le cyborg n'était pas là, mais il pouvait peut-être trouver des informations à son sujet. Ne restait plus qu'à fouiller.

Le portable s'alluma sans peine, mais exigea un mot de passe. Adão s'en détourna pour examiner les affaires qui s'étalaient sur le reste du bureau. Des liasses de papiers en allemand, des impressions de recherches Internet, rien qu'il ne pouvait comprendre et qu'il jeta vite de côté, inutilisables pour lui. Par contre, ses yeux s'écarquillèrent quand il trouva l'enveloppe kraft, bourrée de dollars américains et de billets de reais dont il n'avait jamais vu la couleur en vrai.

Il glissa l'enveloppe dans sa poche de pantalon quand il aperçut un autre pli. Moins épais, au papier jauni par le temps et aux coins abîmés. Le rabat n'était pas collé, juste refermé, et s'ouvrit sans peine sous ses doigts. Une dizaine de photos s'éparpillèrent sur la table, rien de plus. Des lieux touristiques, des places noires de monde, et parfois une ou deux personnes au premier plan. Des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux.

Adão haussa un sourcil intrigué. Était-ce les cibles de ses contrats, des amis, de la famille ? Chaque cliché avait bien une inscription manuscrite au dos, hélas toujours en allemand. À part les dates, l'adolescent n'y comprenait rien.

Il reposa les clichés sur le bureau d'un air absent. Robô avait dû pas mal voyager et avoir une vie bien remplie avant de finir à Rio. Son front se rida quand il se reprit mentalement : Konrad. Ils n'appelaient jamais de ce nom le macchabée ambulant qu'ils avaient déterré, mais c'était bien Konrad qui avait eu cette vie. Robô tentait juste de prendre le relais, de la prolonger au-delà de la mort dans un dernier artifice.

De nouvelles rides se creusèrent quand un doute le prit. Robô n'avait pas sa propre vie, mais il avait partagé celle de son patron. Partagé sa mort, aussi. Du coup, il n'était peut-être pas idiot de se dire qu'un fragment de l'I.A. était mort avec son maître, la gueule cassée au fond de la décharge.

La pétarade d'une vieille mobylette le tira de ses pensées. L'obscurité envahissait lentement la chambre, le soleil déclinant derrière les collines de Rio. Traverser la décharge sans lumière et en sandales revenait à coup sûr à s'entailler les pieds et les mollets, et Adão n'y tenait pas.

Il embrassa la pièce d'un dernier regard avant de partir par où il était venu. Aucun indice sur où pouvait se trouver Robô, mais un joli butin à revendre, c'était déjà ça. Ce n'était pas vraiment voler, si la personne était déjà morte.

***

Pio ne s'était pas montré au pied de la favela, et Adão en avait eu marre de l'attendre. Il connaissait le chemin et il avait des bottes pour traverser les détritus, lui. Ou, si ça se trouvait, son camarade avait directement regagné leur refuge.

Les tôles de leur abri émergeaient d'entre les monts de déchets quand Adão reconnut la voix d'Eva et celle, monocorde et hachée, qui lui répondait. Il pressa le pas autant qu'il le pouvait et s'arrêta net à la vue du cyborg.

— Robô ? Qu'est-ce que tu fous là ?

Ce dernier pivota dans sa direction, boitant de la jambe droite. Il portait toujours le drap immonde qu'ils lui avaient offert, mais il ne cachait pas combien l'état du cadavre avait empiré. Le tissu était rouge de sang frais, déchiré par endroits, dévoilant une peau noircie, craquelée et boursouflée. Adão fronça le nez quand le vent tiède lui rapporta l'odeur du mort.

— Je suis revenu vous voir, se contenta de hacher Robô.

— Ça, je peux le voir, mais pourquoi ?

— J'ai supprimé les menaces potentielles concernant l'intégrité de mon propriétaire. Désormais, je cherche à maximiser ses chances de maintien.

Vrai qu'il paraissait mal en point. Il se tenait de guingois, une jambe raide, l'autre pliée, comme trop faible pour le supporter. Des trous aux contours brûlés constellaient sa cape de fortune.

— On l'a déjà accueilli une fois, expliqua Eva. Il revient pour avoir à nouveau notre protection.

Adão laissa choir son sac vide à ses pieds, un sourire amusé aux lèvres.

— Notre « protection » ? On n'est que des gamins paumés dans une décharge, ça va pas aller loin si des banditos se pointent.

— C'est justement parce qu'on n'est que des gamins qu'on l'a pas désossé, ou qu'on n'a pas appelé les flics à sa vue.

Elle marquait un point. Même les habitants des favelas auraient paniqué en tombant nez à nez avec ce cadavre ambulant, qui vous fixait avec la lueur électrique au fond de son orbite creuse plutôt qu'avec son œil encore présent.

Caraca !

Adão sursauta à la voix de Pio. Son ami venait de débouler au sommet d'un talus d'ordures. Sans attendre d'explication, il brandit sa batte de baseball fétiche et courut jusqu'au cyborg. Il souriait à pleines dents.

— Qu'est-ce que tu fous ? s'inquiéta Eva qui fit mine de s'interposer entre lui et Robô.

— Ça se voit pas ? Je vais pas refaire la même erreur. Pas de débat chiant comme l'autre soir, pour savoir si notre pote l'ordinateur zombie est vivant, mort ou les deux. J'ai la réponse : c'est une putain de piñata bourrée d'or !

Eva tendit les bras de part et d'autre pour l'empêcher de passer. Elle serrait les dents, ses yeux grands ouverts figés sur Pio. Il l'écarta d'un coup d'épaule, trop fort et trop grand pour elle, et ne s'arrêta qu'une fois face au macchabée. Il riait de bon cœur, sans méchanceté, juste jovial. Comme à l'époque où il avait trouvé sa batte.

— Vous me remercierez quand on bouffera du bœuf tous les jours !

La batte percuta l'épaule gauche. Le premier coup fit craquer les os. Le second les délogea selon un angle impossible. La cape déchirée tomba aux pieds de Robô.

Adão aperçut la main droite du cadavre, cachée jusqu'alors, et ce qu'elle serrait. Il ouvrit la bouche pour hurler à Pio d'arrêter, mais la détonation du revolver couvrit son cri.

Pio chuta sur un lit de détritus gras, une gerbe écarlate dans son sillage. Le recul arracha presque le bras droit de Robô. Il chancela à son tour, et tomba comme une masse. Des corbeaux s'envolèrent, effrayés.

Adão se précipita vers les deux corps. Ses oreilles bourdonnaient, peut-être du cri hystérique d'Eva, peut-être du sien. La tête lourde, les poumons en feu, il se baissa à leur côté. Ses doigts agrippèrent le manche de la batte, et serrèrent la poignée à s'en faire mal.

Il frappa, frappa, et frappa encore. Le bois écrasa la chair tuméfiée. La peau distendue explosa dans un bruit écœurant, la pulpe noire et putride gicla sur ses pieds. Les os craquèrent, les membres s'arrachèrent, le crâne céda. Ses larmes et sa sueur se mêlèrent aux éclaboussures de sang coagulé qui giclaient sur son visage. La morve l'empêcha de sentir les relents pestilentiels de la chair, putréfiée depuis trop longtemps.

Quand sa colère cessa, plus aucune lueur électrique ne brillait dans l'orbite creuse de Robô.

Adão s'effondra, à genoux, la batte lui servant désormais d'appui. Ses lèvres livides tremblaient encore. Il renifla bruyamment et essuya du revers de la main ses yeux rougis.

Son regard se posa sur ce qui restait du cyborg, puis sur Eva, prostrée au-dessus du cadavre de Pio.

Les oiseaux revinrent se poser, un peu plus près cette fois.

***

La bâche en plastique sur le tertre de déchets faisait une piètre sépulture, à peine embellie par la croix en tuyaux de PVC. C'était le mieux qu'ils pouvaient offrir à Pio désormais.

Adão esquissa un geste de la main en direction de la tombe, comme un dernier adieu. Eva l'imita puis, de concert, leurs regards se tournèrent vers le second talus, à côté. Un peu plus grand, un peu moins soigné aussi. Les bourrasques gonflaient la bâche qui le recouvrait, ses bords mal lestés. Malgré la fatigue et leur peine, ils avaient longtemps débattu pour savoir s'il fallait mettre une croix dessus ou non. Comme si ce détail importait. Ce qui comptait, au final, c'était d'oublier pourquoi ils avaient creusé ces deux trous dans la terre et les détritus.

Adão renifla. Qu'avaient-ils enterré là ? Konrad ? Robô ? Une machine qui ne pouvait mourir, ou un être deux fois tué ? Son long soupir fébrile trahit sa lassitude, fatigué qu'il était de chercher à comprendre tout ça.

Ils n'avaient pas eu le courage de désosser le cadavre. De toute façon, tout l'or du monde ne pouvait ramener Pio parmi eux. Une fois mort, on le restait, ou on devenait au mieux un ersatz de soi, un zombie robotique. Rien qui n'aurait été Pio.

Adão glissa les mains dans ses poches, les épaules lâches, épuisé par cette macabre journée. Ses doigts effleurèrent l'enveloppe de papier kraft qu'il avait oubliée depuis. Il la sortit et en extirpa une énorme liasse de billets. Eva le dévisagea, la bouche entrouverte sur une question muette.

— Je ne suis pas d'humeur à manger du rat ce soir, lâcha Adão avec un sourire morose. Viens, je t'invite.

Il fit mine de partir, tournant le dos aux deux sépultures anonymes.

— On va où ?

— N'importe où. N'importe où ailleurs qu'ici.

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