Mort(s)

By LesArtistesFous

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R.I.P. Les Artistes Fous Associés ont la profonde douleur de vous annoncer la disparition définitive du bon... More

Jusqu'à ce que la mort nous réunisse - Préface
Le moine copiste et la Blanche-Face [Olivier Boile]
Le manoir aux urnes [NokomisM]
Ambre Solis [Gallinacé Ardent]
Le fils du tyran [Stéphane Croenne]
Oh oui... [Bruno Pochesci]
Le chemin de la vallée inondée [Diane]
Demain sera un autre jour [Crazy]
Mammam-IA [Tesha Garisaki]
Venus Requiem [Émilie Querbalec]
Le temps des moissons [Southeast Jones]
Robo [Xavier Portebois]
Die Nachzehrermethode [Quentin Foureau]
Le mécanisme de la mort du langage [Mort Niak]
Délivre-nous du mal [Ria Laune]
Les âmes de la foire [Vincent T.]
Tri Nox Samoni [Jérôme Nédélec]
La dette du psychopompe [Guillaume G. Lemaître]
Les auteurs et illustrateurs
Remerciements
Crédits

Ne va pas par là [Martin Lopez]

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By LesArtistesFous

Où nous suivons un petit garçon s'enfonçant en pleine nature, complètement seul, tâchant de comprendre ce qui lui arrive et ce qui l'environne, avec ses mots et son esprit bien à lui. Après avoir partagé son coup de crayon avec des illustrations dans deux de nos anthologies, Martin Lopez partage ici pour la première fois sa plume avec une nouvelle immersive et douce-amère.

Ne va pas par là

C'était mon anniversaire le dimanche précédent. J'avais eu un vélo mais je n'avais pas pu monter dessus. Il fallait d'abord que papa m'installe les petites roues. Enfin... je suis monté dessus pour que maman prenne une photo mais ça ne comptait pas. Papa me tenait pour ne pas que je tombe. J'étais triste un peu, parce que mon prochain anniversaire c'était dans longtemps.

Ce jour-là, on allait chez Pépé et Mamie Dé. J'aimais bien Pépé car il sentait bon l'eau de Cologne. Mamie me faisait un peu peur car un jour que je faisais la sieste chez eux, j'ai fait un cauchemar. Dans ce cauchemar, je courais dans l'entrée pour lui sauter dans les bras et l'embrasser. Mais plus je m'approchais d'elle plus elle s'est transformée en sorcière. Pas en sorcière comme dans les dessins animés qui ne font pas peur, avec des grands nez et des grands chapeaux. Comme une vraie sorcière qui mange les enfants. Ses lèvres fines retroussées sur des gencives rouges et des dents pointues et jaunes. Comme un animal rusé. Et moi je courais si vite que je ne pouvais plus m'arrêter. Je me suis jeté dans ses bras et elle m'a serré très fort. Quand je me suis réveillé en criant, Mémé est venue me consoler. Mais quand elle m'a pris dans ses bras, elle a serré trop fort et quand elle m'a embrassé, ses poils de moustache m'ont envoyé une petite décharge piquante. Comme dans mon cauchemar.

Je me suis promené dans le jardin avec maman. On est passé devant la réserve à outils de Pépé.

Pépé m'a dit un jour Ne va pas par là ! Ça fait longtemps que je ne prends plus le temps de jardiner et tous mes outils sont rouillés. Tu pourrais te couper et attraper le tétanos.

On a continué sur le chemin en dalle. Maman voulait qu'on joue à sauter de dalle en dalle mais je ne voulais pas. C'est un jeu pour les petits. Au fond du jardin, il y avait un portillon. Je n'étais jamais allé au-delà. C'était chez la voisine.

Non, ce que je voulais c'était arracher une grande épine de l'agave géant sur le côté. Pour dire que c'était une griffe de dinosaure. J'ai tordu dans un sens et puis dans l'autre. Je l'ai pliée vers le haut et vers le bas. J'ai tiré très fort. Papa a appelé Maman depuis l'autre bout du jardin. Elle a voulu que je reparte sur le chemin en dalle avec elle. Mais je voulais la griffe. Je tirais et ça m'énervait. C'était rien qu'une sale plante même pas belle ! À quoi ça sert une plante avec des griffes ?

Je criais Non ! Attends !

Elle a crié Regarde ! Tu t'es mis de la sève partout !

C'était vrai. Du jus de cactus avait coulé le long de mon bras et ça empéguait ma manche. Papa appelait de nouveau. Un peu plus fort cette fois. Maman m'a pris par le bras mais j'ai résisté et j'ai détourné la tête. Si elle avait vu que je pleurais de rage contre la plante, elle m'aurait dit Arrête de faire ta crise ! Et elle m'aurait forcé à rentrer avec elle. J'ai respiré tout en continuant à tirer sur la plante et j'ai dit calmement Maman s'il te plaît, je veux juste m'amuser dans le jardin. Papa a crié très fort mais je n'ai pas écouté ce qu'il disait. Maman a reculé vers le chemin. J'ai vite essuyé mes yeux sur ma manche et je me suis retourné.

Maman, tournée dans la direction de papa a montré le portillon derrière elle et a dit D'accord chéri mais ne va pas par là ! C'est défendu ! Tu le sais ! Je reviens vite.

Puis elle est partie en courant vers la maison.

C'était la première fois que je me retrouvais seul dans le fond de ce grand jardin. D'ici on ne voyait pas la maison. Ni aucune autre maison. Devant moi, le portillon interdit. À ma gauche du côté où je n'arrive pas à dessiner, le cactus et la griffe qui pendouillait, pas tout à fait arrachée. À droite, une restanque envahie par des herbes plus grandes que moi.

Un jour Papa m'a dit Ne va pas par là ! Tu ne vois pas où la restanque se finit avec toutes ces herbes hautes. Tu pourrais tomber de très haut !

Derrière moi, le chemin en dalle qui fait un coin et remonte vers chez Pépé et Mamie Dé en passant devant l'entrée de la réserve à outils. Un gros buisson de fleurs violettes qui pousse sur le mur oblige les adultes à se pencher pour l'éviter. Moi je passe en dessous sans me baisser.

J'étais vraiment seul. J'entendais une tourterelle qui roucoulait tout près. Et plus loin sur le chemin, les premières cigales de l'été.

J'ai besoin de la griffe comme d'une arme. Une arme d'aventurier pour explorer. J'ai couru vers la réserve à outils de Pépé. Il n'y a pas de porte. Juste beaucoup de toiles d'araignée comme un rideau blanc. Je voyais les araignées. Certaines étaient si grosses que je n'aurais pas pu les écraser sous ma chaussure.

Pépé m'a dit un jour La plus grosse d'entre elle est leur cheffe. Elle s'appelle Géraldine. Jamais, jamais je ne l'ai vue bouger. Et pourtant elle grossit d'année en année. Sans doute que comme c'est la reine, les autres araignées chassent pour elle et la nourrissent ! C'est comme ça les reines, ça fout rien de toute la journée ! Ça grossit pendant que les autres courent partout ! Mais j'ai vu son sourire et je savais qu'il se moquait de moi.

J'ai ramassé une branche d'arbre sur le sol et j'ai enroulé les toiles d'araignée comme des spaghettis sur une fourchette. J'ai vu certaines d'entre elles s'enfuir dans les recoins, fâchées. D'autres sont simplement tombées au sol, ou sont restées accrochées à leurs toiles, collées sur la branche. Je suis entré dans la réserve. Le soleil de juin pénétrait à peine par les carreaux cassés, crasseux, bouchés par les toiles d'araignée. Immédiatement à ma droite, un assortiment de râteaux et bêches décatis. Sur le côté gauche, un gros pot en terre cuite dont le fond fourmillait de ces petits mille-pattes noirs qui s'entortillent comme des réglisses quand on les touche. Puis juste à côté, un énorme rouleau compresseur dont la poignée en métal était peinte en vert. La seule couleur visible dans ce monde de rouille, de vieille terre et de voiles gris et sales, mouchetés d'araignées. Devant moi une étagère. Pots cassés, planches vermoulues, outils que je ne savais pas identifier. Un énorme sac de granules d'engrais projetait une vague odeur d'ammoniac. Et sur la dernière étagère du haut, ce que je cherchais. La lame d'une petite scie à branches dépassait. Une comme celle dont Papa se servait pour couper les plus basses branches des pins.

Pour prévenir les incendies avait-il dit. Attention les incendies ! Si vous venez brûler mon jardin, je vous donnerai des coups de scie, comme à ces arbres ! Je n'avais pas compris alors.

Et au-dessus de la scie, sur son trône de dentelle sale, Géraldine. Immobile sur le mur. Grosse comme ce grand soleil de métal au-dessus de la collection de chouettes de Mamie Dé. La reine des araignées et autour d'elle, toutes ses filles. Comme les autres avaient l'air petites en comparaison ! Je ne pouvais pas atteindre le haut de l'étagère. Je savais que Géraldine ne bougerait pas. Pépé me l'avait dit. Je n'avais pas peur de cette reine fainéante. Mais si je voulais prendre la scie, je devais lui offrir un présent ou bien elle enverrait ses soldats contre moi. Et toutes ces autres bestioles sûrement très affamées commençaient à s'agiter. Je voyais les ombres qu'elles projetaient en passant devant le carreau cassé de la fenêtre. Et je voyais la grande traîne grise de Géraldine secouée de spasmes. Vite !

J'ai lâché ma branche. Saisi le gros pot de terre cuite. Vidé son contenu grouillant sur le sol. Retourné le pot devant l'étagère. Pris une pleine poignée de mille-pattes. Grimpé sur le pot. Jeté l'offrande dégoûtante en direction de Géraldine. Saisi la scie par la lame. Et sauté du pot. Mais en tirant sur la scie, j'ai tiré sur la toile de la reine des araignées qui s'est déchirée en faisant pleuvoir sur moi toute sa cour. Je me suis ébroué en hurlant. Je ne pourrais pas dire sans mentir que je sentais réellement toutes ces araignées me courir sur le crâne. Ma seule vraie peur était d'avoir quitté des yeux Géraldine un instant. Je me retournai vers l'étagère et, toujours gesticulant, je vis que j'avais délogé la reine. Elle qui n'avait pas bougé pendant toutes ces années n'était nulle part visible. Aucun doute qu'elle était en chasse. Je suis sorti en courant de la réserve, hurlant des défis, brandissant la scie que je tenais toujours par la lame. Les cheveux pleins de toiles d'araignée. Me frappant le torse et les cuisses pour déloger de ma salopette toutes ces bêtes désireuses de venger leur reine !

Au bout d'un moment, quand il fut évident qu'il n'y avait jamais eu aucune araignée dans ma salopette et qu'en agitant cette scie rouillée par la lame, j'allais me faire gronder et punir pour toujours, je finis par reprendre mon calme. Et j'avais la scie.

La griffe ne résista pas un instant à l'outil rouillé. Et maintenant j'avais mon talisman. Une griffe de cactus (Mais quand on me demande je réponds dinosaure.) Pourtant, mon courage vacilla un instant. Que faire de la scie ? Impossible de la ramener à sa place. Géraldine ne permettrait plus jamais que j'entre dans son domaine. La cacher ? Pépé en aurait sans doute besoin un jour ou l'autre. S'il ne la trouvait pas ? Et s'il me demandait ? Pourrais-je jamais lui mentir ? Et si Papa ou Maman me voyait avec ?

Dans mes réflexions je fixais le portillon [Ne va pas par là]. Assemblage de bois, de tubes en métal et de canisses en osier. Peinture écaillée et attaches rouillées. Passer ce portillon c'était quitter le jardin de Pépé et Mamie Dé. C'était plus qu'interdit. C'était plus grave que d'aller là où c'est dangereux. C'était s'enfuir. Mais maintenant que j'étais équipé pour l'aventure, il me fallait pourtant mesurer mon courage une fois de plus. Le sentiment que certaines règles, par nature, ne s'appliquent qu'aux enfants trop bêtes ou trop peureux pour les enfreindre s'ancra en moi à cet instant précis. Je ne le savais pas mais je grandis alors. Devant ce portillon. Seul, avec trois cigales et une tourterelle.

Je me tournai vers la restanque et ses hautes herbes. Lieu d'aventure pure, si proche, j'étais passé tant de fois devant ! Et pourtant territoire inconnu. Cela me révoltait. J'avançais. Donnant de grands coups de scie, fauchant des herbes si mauvaises, si épaisses que je trébuchais à chaque pas. Certaines plantes dégageaient une forte odeur de poisson pourri une fois brisées. Un occasionnel chardon géant, me dépassant de plusieurs têtes, menaçait si je le frappais de me tomber dessus. Serrant d'une main ma griffe porte-bonheur, je tailladais droit devant, saisi d'une rage destructrice ! J'avais cinq ans ! Je ne comprenais pas pourquoi je pleurais. Je ne comprenais pas pourquoi j'étais si en colère. Je ne comprenais pas pourquoi Ne va pas par là ! Ce n'était que quelques bêtes araignées, rien que quelques herbes malsaines ! Je n'aurai plus jamais peur ! Je ne comprenais pas pourquoi cela me faisait tant de bien de frapper ces plantes avec cette arme, de foncer droit devant en ignorant où j'allais ! Les mollets déchirés par les épines et les larmes abondantes et chaudes sur mes joues ! Encore et encore, tout mon corps douloureux. Les criquets s'enfuyant paniqués à la vue d'une telle fureur.

Soudain une clairière. À ma petite échelle, immense. Un cercle parfait. Libre de toute plante. Un énorme tas de broussailles brûlées. Colline noire, parsemée de quelques brins verts de blé sauvage poussant malgré tout. Je devais lever les yeux pour en voir le sommet et mettre mon poing fermé sur mon porte-bonheur contre mon front pour protéger mes yeux du soleil. À mes pieds, une fourche dont le manche était parsemé d'empreintes noires de paumes et de doigts. J'imaginais les flammes si hautes ! Pépé transpirant devant la fournaise, ses grandes mains durcies par la morsure des branches et des épines. Deux ou trois grands coups de fourche. Des branches encore vertes et une épaisse fumée blanche puis les flammes de plus belle.

Ton grand-père a une telle tête de bois ! m'a dit Mamie Dé un jour qu'on le regardait penché sur des pots de géraniums, les mains dans le terreau. Il ne veut pas mettre les gants de jardinage que je lui ai offerts. Il refuse de les abîmer peuchère ! Parce que c'est un cadeau !

J'apercevais aussi, près de la fourche, le tuyau d'arrosage. Je comprenais que comme Papa qui calmait les flammes du barbecue avec un peu d'eau aspergée sur la braise, Pépé devait maîtriser son feu de jardin avec ce serpent maintenant sec et écaillé.

Je tirai de toute mes forces sur le manche de la fourche, maintenue au sol par des vrilles vertes. Je la brandis en poussant un grand cri. Et la projetai violemment contre le bûcher inachevé. Elle s'y planta volontiers. Défoulé, je posai la scie à côté du tuyau et entrepris de grimper cette colline sale. Quelques années de pluie avaient tassé ce grand tas de végétaux. J'avais déjà mis les mains dans la cendre froide de la cheminée à la maison. Maman avait voulu me gronder pour avoir sali le canapé du salon mais Papa avait trouvé ça rigolo et m'avait pris en photo. Seuls les premiers centimètres de profondeur restituaient cette douceur au toucher. Ensuite mes mains s'enfonçaient dans un méli-mélo agressif de petites branches vicieuses et d'épines. De temps en temps un tas d'herbe pourrissant et froid soulageait mes mains. Ça m'a pris tant de temps d'arriver au sommet qu'une fois là-haut, j'étais tout à fait calme. Mes mains et mes bras, mes mollets, saignaient de multiples minuscules coupures brûlantes. Mon tee-shirt rouge déchiré aux manches. Les genoux de ma salopette noircis. Mes baskets et mes chaussettes couvertes d'éspigaous. Je m'assis sur une bûche à demi consumée qui dépassait du sommet, mis ma griffe dans la poche de devant et fis une visière de ma main.

Et je regardai devant moi. Un paysage tout à fait neuf, un point de vue de flanc de colline. Devant moi, la restanque tombait à pic [Ne va pas par là !] Les grands pins qui masquaient tout le panorama sur la droite et la gauche s'ouvraient à cet endroit pour dévoiler loin, loin devant, les collines presque bleues, la mer. Et puis une île posée sur l'horizon. Bleu sur bleu sur bleu. Quelques trilles de mésanges, les trois cigales toujours. Une sirène de pompiers très loin. Et la mer ? J'avais l'impression d'entendre les vagues. Plutôt l'autoroute, invisible de mon perchoir mais toute proche.

J'étais bien, là. Libre pour la première fois de ma vie. Vraiment seul pour la première fois également. Et j'avais soif. Et faim. Mamie Dé préparait les meilleurs goûters. Un sandwich avec du beurre fondu et du jambon trop bon, presque un peu piquant. Pas comme celui de la maison. Et deux cracottes sur lesquelles elle étalait de la vachkiri. Elle se servait de ces petits tableaux blancs pour dessiner à la pointe de son couteau une fleur ou un bateau. Et dans le tiroir à roulettes brinquebalantes, je pouvais prendre le sirop de mon choix.

Bon d'accord. Il était temps de redescendre. Je me dressai sur mon monticule, tournai le dos à la mer et à l'aventure. Enivré par cette expérience, je me jetai en bas, glissant, m'accrochant à la fourche, roulant-boulant. Je laissai la scie ici, hors de mes pensées. Lors du chemin retour, l'épaisse brousse s'était métamorphosée en chemin facile.

De retour sur les dalles du chemin, devant le cactus amputé, j'entendis crier mon prénom. Maman m'appelait. Oh non ! Elle a dû me chercher ! J'arrive ! (J'ai faim !) Je commençai à trottiner vers la maison. Je ne la voyais pas mais je l'entendais très bien.

Et sa voix se cassa soudain.

Moi qui m'étais juré de ne plus jamais avoir peur, je me retrouvais totalement paralysé. Jamais je ne l'avais entendu si en colère ! Je baissai les yeux sur ma salopette maintenant noire, sur mes mains rougies et gonflées.

C'était fini. Ce sont les petits enfants à qui on pardonne les bêtises dans un rire, aussi rapidement que le flash d'un appareil photo. Cela me frappa si fort ! Une pensée d'adulte dans un esprit d'enfant. Comme une claque sonore. Je ne suis plus un enfant. Je ne suis plus son enfant. Avec sa voix, c'est le nous qui s'est brisé. J'ai cru pouvoir être seul pour un petit moment. Mais maintenant je suis seul pour toujours. Je me retourne et cours vers le portillon. Passer ce portillon c'est s'enfuir. Et c'est, crois-je alors, en pleine conscience que je prends cette décision.

Je saisis la petite poignée et je tire. Elle résiste un instant mais ma terreur est plus forte. Je cours sur un chemin en dalle tout à fait semblable à celui du jardin de Pépé et Mamie Dé, mêmes cigales encore esseulées, mêmes cactus orgueilleux, mêmes bosquets de fleurs violettes. Le chemin monte durement. Je n'arrive plus vraiment à courir car je perds mon souffle dans la panique. Une tonnelle en aluminium, des pots de fleurs en majorité vides. Une maison de la même couleur que celle de mes grands-parents. Des volets verts fermés. Une table recouverte de bulgomme transparent. Des chaises en plastique blanc tachées d'auréoles de pollen. Plus de chemin mais ça ne m'arrête pas. Un escalier en pierre grimpe sur la restanque suivante. Une fois plus en hauteur, le toit est presque à portée. J'aperçois une brouette sur le côté et je la cale comme une échelle, de la restanque au toit presque plat. Je saute sans hésiter. Je n'ai de place que pour une seule peur. C'est celle de réaliser ce que je suis en train de faire. La fuite. Qui emplit ma tête et voile mon regard. Je cours sur le toit. Me hisse sur le toit suivant. Je domine le panorama bien plus encore que depuis mon tas de végétaux mais ça ne m'intéresse plus. Seule la fuite compte. J'avance rapidement vers l'autre bout du toit, sans prendre le soin de poser mes pieds sur le coté bombé des tuiles. Une épaisse vigne vierge me permet de rejoindre le sol sans difficulté. Devant l'entrée de cette maison inconnue, je veux frapper, demander refuge. Mais je sais que je suis seul. La dame qui vit là connaît mes grands-parents, mes parents. Je ne me rappelle plus de son visage mais je sais qu'elle me connaît aussi. Je grimpe aussi vite que je peux des marches trop éloignées les unes des autres pour mes petites jambes. J'arrive au portail fermé de l'intérieur. Le loquet est trop haut. J'escalade le petit muret sur la droite, ouvre la boite aux lettres encastrée dans le mur d'en face pour m'en servir de marchepied. Puis je saute. Sur la route. À l'extérieur.

Si je croyais ma petite jungle dangereuse, avec ses chardons et ses criquets, ici c'est la route.

Ne va pas par là ! avait crié Maman un jour que j'avais fait mine de traverser pour caresser un chien sur le trottoir d'en face. Elle m'avait hurlé dessus ! C'est dangereux ! Les voitures vont très vite ici ! Et si tu te fais renverser ?! Je mourrai de chagrin tu comprends ?

Je n'avais pas compris. Enfin. J'avais bien compris que la route était l'endroit le plus dangereux au monde. Et c'est la où je me trouve. Je ne peux pas courir. Si je croise quelqu'un il va comprendre que je m'enfuis. Je sors mon talisman de ma poche et je le sers fort et ça me calme. Je commence à descendre la petite route pentue qui dessert ce quartier en hauteur. Il n'y a pas de trottoir à cet endroit mais les voitures sont rares. À chaque pas, je change d'avis.

Rentre, fais demi-tour.

Tu es grand maintenant. Tu es un aventurier qui a fait preuve de courage.

Tu es seul. Tu veux tes parents.

La tête baissée je fixe mes baskets. L'un de mes scratchs est défait mais si je me baisse pour le remettre, je ne me relèverai pas. Dans ma tête tourne en boucle le cri de ma maman et sa voix qui se brise. Mais qu'est-ce que j'ai fait ?! [Ne va pas par là] Mais pourquoi ? C'était bien ! Je me suis amusé ! Je suis un aventurier ! [Ne va pas par là] N'ayez pas peur ! Je n'ai pas peur moi !

Une demi-douzaine de boites aux lettres défilent lentement sur ma droite. Derrière un grillage un chien se met à aboyer frénétiquement. [Ne va pas par là] Je n'ai pas peur, je suis un aventurier ! Mais il m'a fait sursauter. Je lui aboie dessus en retour. Je crie Tais-toi ! Je crie plus fort que toi ! Le muret est trop haut pour que je le voie.

Quelques mètres plus loin, je passe devant un portail en fer forgé peint en blanc. Grand, avec des piques très pointues. Le mur attenant est recouvert de tessons de bouteilles intégrés dans le mortier. J'imagine que je m'y coupe les doigts et j'ai mal. Mes mains sont toujours gonflées et rouges. J'aperçois au travers des barreaux des statues sur le gazon. Un singe assis sur un grand escargot à la coquille dorée. Une grosse coccinelle verte. Une danseuse au tutu vert de gris. Encore quelques mètres et la route enjambe un petit ruisseau à sec. Je ne peux plus faire un pas. Je m'assois sur le muret qui forme le rebord d'un pont miniature, laisse mes jambes pendre dans le vide. C'est pourtant moins haut que mon trône brûlé mais j'ai un peu le vertige. Je ne vois pas ce qu'il y a sous le pont. [Ne va pas par là]

Une voiture arrive. Je ne tourne même pas la tête. Elle stoppe à ma hauteur. Je ne me retourne pas. Le moteur se coupe. La portière s'ouvre. Papa vient s'asseoir à côté de moi. Maman a vraiment besoin de toi tu sais ? Je voudrais bien éclater en sanglots mais je n'ai plus une larme. Je pose ma tête sur ses genoux. Porte-moi s'il te plaît.

Devant la maison de Pépé et Mamie Dé, on se gare derrière une voiture dont le coffre est ouvert. Il n'y a pourtant personne à côté. Le portail est ouvert. Papa me porte dans l'entrée. Maman me serre trop fort. Elle pleure en silence et beaucoup. Ça mouille mon cou.

Pépé est mort mon chéri. Je suis si désolée !

Je la repousse doucement. Elle s'assoit en tailleur là par terre dans l'entrée, me tenant toujours les mains.

Où ça ? je lui demande.

Je regarde le couloir qui mène à la chambre de Pépé et Mamie Dé. Elle détourne son visage. J'entends Papa au téléphone dans la cuisine. Je retire mes mains et laisse dans celles de maman mon talisman d'agave. Je fais quelques pas vers le couloir. Un homme grand, en bras de chemise blanche, pantalon de velours côtelé se tient sur mon chemin. Stéthoscope sur la poitrine. Une voix très profonde et très douce.

Ne va pas par là mon garçon. Ne va pas par là.

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