J'ai travaillé tous les soirs cette semaine. Je profite du fait que les cours n'aient pas encore débuté pour économiser de l'argent. Gabriel ne s'en plaint pas. Au contraire, il est ravi de prendre congé et de nous laisser nous occuper du service.
À la fin de l'après-midi, je me présente à la porte. Les vigiles commencent à me reconnaître et me laissent pénétrer dans l'enceinte de l'immeuble. Les lumières sont encore allumées, il est trop tôt pour faire la fête. Je passe me changer dans les vestiaires, rigole quelques minutes avec mes collègues et me prépare pour mon service.
Ce soir, il y aura une foule monstre d'après Danika. C'est le ladies' night. Pour faire court, les shots sont à rabais, les dames ont priorité sur l'entrée et des danseurs se produiront sur scène. Moi qui me demandais à quoi celle-ci pouvait bien servir, eh bien, j'ai ma réponse !
Comme il n'y a pas que les femmes qui fantasment sur des mecs virils dont les muscles semblent découpés au couteau, Kyle a prévu de passer voir le spectacle.
Je n'ai jamais compris pourquoi des hommes voudraient se trémousser devant des dames en chaleur, mais j'imagine que cela paie bien. Je serais même curieuse de savoir combien. Il faut que je pense à demander à Danika tout à l'heure.
À vingt-et-une heure, les lumières s'éteignent et des cris retentissent dans la pièce. Debout devant le comptoir, je me retourne pour voir de quoi il s'agit. Je distingue des silhouettes qui se positionnent sur la scène. Les premières notes d'une chanson que je ne connais pas se font entendre, puis des lumières pointent vers les danseurs. Ils portent tous un chapeau et des bottes de cowboy, tout en étant vêtus d'un minuscule speedo. Je ris en voyant un des hommes bouger ses fesses alors qu'il est dos à nous. Je dépose mon plateau sur le bar pour apprécier le spectacle tandis que j'attends qu'on me remette les verres de mes clientes. Les danseurs se tournent vers le public tel un seul homme et débutent une danse country des plus sensuelles. La danse en ligne ne m'a jamais paru aussi érotique ! Leurs chapeaux retombant sur leur front, on ne peut distinguer leurs visages.
S'ensuit une chorégraphie digne de Magic Mike. Je suis obnubilée par le mouvement de leurs corps. Mes yeux se perdent sur leur peau, caressent leurs muscles, puis s'émerveillent de leur stature. À mesure que les notes défilent, une ligne de sueur se forme entre leurs pectoraux, s'écoulant tel un fleuve tranquille dans les lignes de leurs abdominaux. Je bave littéralement sur le danseur à l'arrière. Le dernier à gauche. Il me fascine et je n'arrive pas à savoir pourquoi. Peut-être est-ce parce qu'il danse comme un dieu ou simplement parce qu'il est sexy en diable.
Vers la fin, ils lancent leurs chapeaux dans la salle. Des femmes se jettent à leurs pieds, d'autres leur envoient des billets de vingt dollars ou les déposent directement dans leur caleçon. Alors que toutes ces dames sont en pâmoison devant ces messieurs, mon regard est fixé sur lui.
Ce n'est pas possible !
Ses yeux me trouvent et s'accrochent à moi, puis, constatant ma fascination pour sa personne, il sourit. Pas un simple sourire. Non. Le genre charmeur, un peu moqueur dont seuls quelques mecs en ont le secret. Celui qui fait mouiller les petites culottes. Et c'est exactement ce qui m'arrive lors de la seconde prestation durant laquelle ses prunelles ne me quittent pas une seconde. J'ai l'impression qu'il danse pour moi et ça me rend toute chose. Mes jambes sont molles, mon cœur s'emballe. Je crois même que j'ai oublié de fermer la bouche après l'avoir reconnu. Qu'est-ce qui m'arrive ?
Un raclement de gorge se fait entendre. Je me tourne vers le bar où mon collègue s'amuse de mon comportement.
— Tu as de la bave, juste là, me nargue Nico en pointant la commissure de mes lèvres.
Je grimace, ce qui le fait rire, puis marche entre les tables pour servir les boissons. Personne ne fait attention à moi, tous trop absorbés par ce qui se passe un peu plus haut.
Quand je rebrousse chemin, Kyle fait son entrée. Il me fait de grands signes pour me saluer et je me dirige vers lui pour l'accueillir.
— Salut, ma belle ! dit-il en me prenant dans ses bras.
— Hey ! Ça va ? Tu es venu seul ? le questionné-je en ne voyant personne derrière lui.
— Pour qui tu me prends, je ne vais jamais à la pêche accompagné !
— Alors, tu es ici pour te trouver un mec pour le week-end ?
— Tu me connais trop bien ! rétorque-t-il avec un clin d'œil. On se voit plus tard !
— À tout à l'heure ! dis-je avant de reprendre mes occupations.
Je continue de travailler en essayant tant bien que mal de ne pas poser mes yeux sur lui. Si j'ai d'abord été attirée par sa prestation, je me pose maintenant plein de questions. À commencer par : qu'est-ce qu'il fait ici ? Pas, ici, dans ce bar, mais plutôt, là, sur la scène.
Lorsque la dernière chanson prend fin, je ne peux empêcher mon regard de dévier vers lui. Il sourit, me fait un clin d'œil et quitte la scène. Il disparaît, juste comme ça. Aussi vite que l'éclair. Et moi, j'ai bien l'impression d'avoir été frappée par la foudre !
***
Je suis en train d'aider mes collègues au bar quand on me tape sur l'épaule. Je sursaute et me tourne vers le fautif en imaginant que c'est Kyle. Surprise ! C'est le danseur, alias le mec qui siffle les femmes dans la rue avec sa bande de cons !
— Qu'est-ce que tu fiches ici ? lui demandé-je d'un ton neutre, avant qu'il ne puisse en placer une.
— Bonjour, à toi aussi. Au fait, je m'appelle Jake, rétorque-t-il d'un air joueur.
— Ça ne répond pas à ma question.
— Je travaille et toi ?
— Je travaille.
— Ici ? m'interroge-t-il d'un air surpris.
— Je suis la nouvelle serveuse et, toi, t'es visiblement un des danseurs.
— Entre autres choses...
— Je ne comprends pas, lâché-je, découragée.
— Qu'est-ce que tu ne comprends pas ? demande-t-il en fronçant les sourcils
— Pourquoi tu fais ce que tu fais...
— C'est compliqué... répond-il, visiblement mal à l'aise, en ramenant ses boucles vers l'arrière.
Voyant qu'il ne m'en dira pas plus, je lui demande :
— Tu veux un verre ?
— Tu m'invites ? me taquine-t-il.
— Laisse-moi réfléchir... Non !
— Un homme peut toujours s'essayer !
— Tu perds ton temps, tu n'obtiendras rien de moi.
— Tout ce que je veux, c'est ton prénom, lance-t-il alors que ses lèvres s'étirent en ce sourire qui me fait craquer.
Malgré tout, je ne flanche pas.
— Bonne soirée, Cowboy ! dis-je avant de tourner les talons et de le laisser en plan.
— Tu sais que je finirai bien par le connaître, non ? me crie-t-il.
Heureusement que j'ai le dos tourné, il ne peut pas voir le sourire qui se dessine sur mes lèvres.
***
À la fin de mon service, Kyle m'attend au bar. Je m'approche et constate qu'il est en grande conversation avec Ben. Des sourires par-ci, des yeux doux par-là, serait-ce possible que Ben ne soit pas insensible au charme de mon meilleur ami ?
— Alors, Kyle, tu as apprécié le spectacle ? l'interrogé-je en prenant place sur le banc d'à côté.
— Bien sûr, tu sais que j'ai bon goût ! D'après ce que ton collègue m'a dit, tu as apprécié la vue, toi aussi !
Je fusille Nico du regard, qui se cache derrière Ben comme un petit garçon sur le point de se faire gronder.
— C'était pas mal, avoué-je.
— Pas mal ? C'était génialissime, oui ! En plus, je t'ai vue parlé avec un danseur tout à l'heure. Il t'a proposé un rencard ?
— Tu as des yeux partout, ma foi ! m'exclamé-je. On s'était déjà rencontrés. Je l'ai reconnu, c'est tout.
— C'est tout ? Tu rencontres un mec aussi canon et tu ne m'en parles pas !
— Il n'y a pas grand-chose à dire, Kyle. Je marchais tranquillement dans la rue en faisant quelques pas de danse et une bande de mecs immatures m'a sifflée. Et, devine qui était là ?
— Sérieux ?!
— Et ce n'est pas la meilleure, continué-je. C'est le mec qui m'a rattrapée après que je me sois fait bousculer lors de notre sortie la semaine dernière.
— Je ne vois toujours pas le problème. Il t'est venu en aide et il est plutôt sexy, alors pourquoi pas sortir avec lui ?
Je roule des yeux, exaspérée.
— C'est un stripteaseur, Kyle. Il habite avec sa bande de potes dégénérés et il doit avoir quatre ans d'âge mental ! Est-ce que j'ai besoin de te faire un dessin ?
— Est-ce que j'ai dit qu'il était beau comme un dieu ?
— Kyle... soupiré-je. Le physique ne fait pas tout. En plus, les cours commencent bientôt, je n'ai pas le temps pour un petit copain, je dois me concentrer sur la danse.
— Qui a parlé de relation amoureuse ? Tu peux très bien te contenter de t'envoyer en l'air avec lui ? revient-il à la charge alors que je lui tape l'épaule pour lui intimer de baisser le ton.
— Je ne peux pas, me contenté-je de répondre en évitant son regard.
Depuis cette nuit-là, je n'ai laissé aucun homme me toucher. J'ai peur que des flash-backs me reviennent, que ce soit ses mains que je sente sur moi, son souffle sur ma peau, son corps contre le mien. J'ai tenté par tous les moyens d'oublier son visage. J'y arrive la plupart du temps, mais pendant l'acte, j'ignore si je pourrai l'empêcher de se frayer une place dans mon esprit.
— Écoute, commence Kyle. J'ignore ce qui t'es arrivée et quelle était ta vie avant d'emménager ici, mais tu as droit au bonheur, toi aussi. Tu es charmante, intelligente et adorable par-dessus le marché ! Tu peux avoir tous les mecs que tu veux, il te suffit de le vouloir. Ce serait triste que tu termines ta vie seule, ma belle.
Un petit rire m'échappe et j'essuie la larme solitaire qui coule sur ma joue.
— Je suis encore jeune, dis-je pour le charrier.
— Justement, tu devrais croquer la vie à pleine dent et profiter de ta jeunesse. Quand tu seras vieille et toute ridée, tu regretteras de ne pas avoir profité de ton corps de déesse.
Je ris de plus belle. Kyle trouve toujours les bons mots pour me détendre et me faire oublier quelle vie de merde j'ai pu avoir. J'aurais souhaité le rencontrer plus tôt. J'aurais bien eu besoin de son soutien quand tout a basculé. Bien sûr, j'avais Carmen. Elle était mon roc et je l'ai lâchement abandonnée. J'espère sincèrement qu'elle va bien et qu'elle ne m'en veut pas d'être partie. Elle sait à quel point je suffoquais dans ce monde.
Je chasse ces pensées et me reconcentre sur ma conversation avec Kyle. J'accepte de boire un verre avec lui avant de rentrer, même si je suis exténuée. Je ne revois pas Jake de la soirée. Il a dû quitter les lieux immédiatement après notre altercation. C'est drôle, une partie de moi aurait aimé qu'il insiste davantage pour connaître mon prénom.