« Quelle erreur pour une femme d'attendre que l'homme construise le monde qu'elle veut, au lieu de le créer elle-même. »
Anais Nin.
-Tu peux te relever Ilyana, dit-il d'un ton sec.
Plus aucune trace d'angoisse n'était visible sur le visage de la jeune fille. Elle souriait, l'air tranquille.
Ayaan ne l'aimait pas. Il se souvenait que trop bien d'Anna, et Ilyana appartenait à une famille de rebelle. Il se méfiait d'elle. Mais la jeune fille était intelligente, et ne laissait rien transparaitre. La moindre erreur lui serait fatale et elle le savait.
-Votre majesté, vous êtes là, fit Evarion, en revenant de la pièce d'à côté. Je viens tout juste d'occulter Hélios, il est en parfaite santé !
Ayaan sourit.
-Parfait. Vous pouvez nous laisser, à présent.
Évariste et Ilyana quittèrent la salle, non sans m'avoir lancé un dernier regard.
-Tu sais bien que je n'aime pas que tu passes ta journée avec cette fille, lança Ayaan d'un ton las. Sa famille n'est que racaille et traitre. Tu ne sais pas à qui va vraiment sa loyauté. Imagine qu'elle s'en prenne à Hélios.
Je balayai sa remarque d'un revers de main.
-Tu t'en fais pour rien. Certes, la famille d'Ilyana est... marquée par les agissements de sa sœur. Mais j'ai pitié d'elle, elle et son frère se retrouvent seuls. Vous avez assassiné le moindre oncle, la moindre tante, les moindres cousins qu'ils avaient... c'était cruel et inutile. Ne t'étonne pas qu'après ces gens se retournent contre toi. Et pour Hélios, tu sais très bien que je ne laisserais personne lui faire du mal. J'ai appris à me battre En Bas, je défendrai mon fils jusqu'à ma mort.
Il sourit.
-Je suis conscient que tu sais te défendre... Concernant la famille Desrose, que penses-tu que nous aurions dû faire ?
Cela arrivait de plus en plus souvent. Ayaan me demandait ce que je pensais, ce que je ferais dans telle ou telle situation. Il me demandait conseil, il disait que j'étais plus sage qu'il ne le serait jamais... c'était loin d'être gagné, mais au moins en avait-il conscience.
Ayaan cherchait à faire de moi la Reine que j'étais censée être. Il voulait gouverner à mes côtés, il n'avait pas menti là-dessus. Malheureusement, ces derniers temps, le caractère d'Ayaan devenait de plus en plus impulsif et violent. Il torturait, tuait et condamnait à tour de bras. Les injustices devenaient monnaie courante. Pas plus tard qu'hier il avait fait assassiner un enfant de 9 ans pour avoir osé crier « Mort aux Quatre Familles ». Je n'avais rien pu faire pour empêcher cette horreur. Mes cris, pleurs, hurlements, menaces n'avaient pas infléchi la détermination d'Ayaan. Depuis que Seth était prisonnier dans la Tour, Ayaan était devenu plus fou qu'avant. Il ne savait pas que Seth était encore en vie, Galaad me l'avait assuré, mais selon mon frère, si une partie de lui refusait de croire ce que Seth lui avait dit – que nous nous aimions – l'autre partie de lui connaissait la vérité. Jamais il n'obtiendrait de moi un amour total. Et cela, il ne pouvait l'accepter. Il passait alors par des phases de cruauté et de violences accrues, où il se moquait bien de moi et de mes sentiments, à des moments où il venait quérir des conseils auprès de ma personne. C'était à ne plus rien y comprendre.
En attendant ma réponse, il partit dans la pièce à côté. Lorsqu'il revint, il tenait Hélios dans ses bras.
Qu'il semblait petit dans les bras d'Ayaan...
-Déjà, je n'aurais pas tué les Représentants, y compris le père d'Ilyana, expliquai-je. Et sa sœur non plus, d'ailleurs.
-Irone Desrose était une ennemie de la Tour, parmi les plus puissantes opposantes. Tu le sais, ajouta-t-il tout en berçant son fils.
Et elle avait aussi été une amie proche d'Arianna, selon Evarion.
-Vous auriez pu la garder en vie. Tout en la gardant entre quatre murs, vous l'auriez fait savoir à sa famille, à ses frères et à ses sœurs, en mettant sa survie sur le compte de leur bonne conduite. Il aurait fallu faire pression sur eux de cette manière-là. Ilyana aimait énormément sa sœur, ce n'est pas en tuant Irone que tu la gagneras à ta cause.
-Mais la peur la fera rester à sa place.
Il chuchota quelque chose à Hélios, trop bas pour que je puisse l'entendre.
-La peur, oui, tu parles constamment de la peur, continuai-je. Et tu crois que menacer sa sœur ce n'est pas usé de la peur ? C'est moins radical, mais tout aussi efficace. Ton problème Ayaan, c'est que tu réfléchis seulement par la violence et la mort.
-Tu exagères... Hélios, ta maman est beaucoup trop bonne pour ce monde, roucoula-t-il tout bas à Hélios qui gazouilla de bonheur en retour.
Je lui lançai un regard ennuyé.
Il rit.
-Ne fais pas cette tête ! Je sais, tu as raison... je suis parfois trop radical.
-Non, tu crois ? soufflai-je tout bas.
J'observai Ayaan. Il berçait tranquillement Hélios, qui le regardait en retour. Son père lui souriait, une tendresse non dissimulée dans les yeux.
-Il a les yeux des Malkam, dis-je soudain. Tes yeux.
Pourtant, Hélios n'avait pas été génétiquement modifié, je m'y étais fermement opposée. Et étrangement, Ayaan avait tout de suite accepté ma demande. Il avait malgré tout hérité des cheveux aux mille nuances de blonds des Eléazar. Quant au tatouage des Malkam, il n'avait pas été encore apposé sur sa peau. Que les Créateurs le protège.
-Evarion a affirmé qu'il y avait plus de ressemblance génétique avec toi qu'avec moi.
-Mis à part les cheveux, fit Ayaan.
Je hochai la tête.
-Oui, il possède l'héritage des Eléazar.
-Il est parfait, murmura Ayaan.
-Un parfait petit prince, ricanai-je.
Ayaan me lança un regard acéré.
-Je sais ce que tu penses, répondit Ayaan en serrant Hélios plus fermement contre lui. Je sais ce que tu ressens. Je sais que tu n'avais pas envie de cette vie pour lui. Mais il ne peut pas complètement échapper à son héritage. Je compte rester longtemps en vie, je lui apprendrai à régner, je le protégerai. Et toi, tu pourras l'élever.
Je haussai un sourcil.
-Tu pourras lui inculquer absolument toutes les valeurs que tu veux, insista-t-il. Même celles que je ne partage pas.
-Comme c'est charitable... ironisai-je. Et qu'as-tu à y gagner ? Pourquoi ferais-tu ça ?
-Parce que je t'aime, Era.
Son regard était trop intense, la multitude d'émotions que je lisais sur son visage également. Je ne voulais pas voir ce garçon-là, celui qui aimait par-dessus tout, celui qui aimait trop, mal, sans prendre en compte les sentiments d'autrui, mais qui aimait quand même. Je ne voulais pas voir l'homme qu'il aurait pu devenir, celui qu'il pourrait peut-être encore devenir.
Ayaan fut soudain devant moi. Il me fit lever et m'attira contre lui, Hélios entre nous.
-Nous sommes une famille, souffla-t-il tout près de mes lèvres.
Une famille. Je n'avais pas rêvé de ça, du moins pas tout de suite. Mais lui, c'est ce qu'il avait toujours désiré.
Et j'allais lui arracher.
Encore une fois.
Et son cœur avec.
Encore une fois.
Il déposa un baiser sur mes lèvres.
Je me pétrifiai.
Peut-être ne valais-je pas mieux que lui. Peut-être étions nous finalement bien assortis. J'avais toujours pensé que rien de bon ne pouvait résulter de notre amour. Pourtant, le petit bout de vie entre nous me prouvait le contraire. Notre amour avait donné la vie. Mais est-ce que cela suffisait ?
Non.
Melech et Séraphina avaient aussi donné la vie. Pour quel résultat ? Pour quel amour ?
Auprès Seth, j'avais découvert qu'un amour pur et désintéressé pouvait exister. Un amour sans jalousie, sans obsession, sans possession. J'avais découvert que je n'avais jamais vraiment aimé Ayaan, que l'amour ne devait jamais être empoisonné, enchainant ou faire mal.
L'amour était simple, c'était la vie qui ne l'était pas.
Et malgré tout cela... J'avais tué Ravana. J'avais ordonné son exécution. Je pouvais très bien devenir la Reine d'Ayaan. Et il le savait très bien. Mais je ne le désirais pas. Je rêvais du Palais d'Émeraude, d'Amidror, de plaines à perte de vue et de montagnes enneigées. Je rêvais de vivre aux côtés de Seth. Je rêvais d'un amour libre, passionné, et honnête. Je n'avais pas à me sacrifier pour espérer naïvement ramener un homme vers le droit chemin. J'avais le droit de vivre ma propre vie. Je rêvais d'élever mon fils dans une lumière éclatante de vie, d'amour et de bonté. J'estimais en avoir le droit, et mon fils aussi.
Je fermai les yeux, et je nous imaginais, Seth et moi, enlacés, forts, unis, Hélios endormis dans mes bras.
Je souris.
Je n'étais pas la Reine d'Ayaan. Et je ne le serai jamais.
***
Je savais que le jour où je quitterai la Tour arrivait.
J'étais prête à partir. Mais il me restait une chose à faire, une dernière chose.
C'était une bouteille à la mer. Un acte peut être désespéré. Une main tendue. J'espérais qu'il porterait ses fruits.
Il en allait de la survie des habitants de la Tour.