Dans les ténèbres qui m'enserrent,
Noires comme un puits où l'on se noie,
Je rends grâce aux dieux quels qu'ils soient,
Pour mon âme invincible et fière,
Dans de cruelles circonstances,
Je n'ai ni gémi ni pleuré,
Meurtri par cette existence,
Je suis debout bien que blessé,
En ce lieu de colère et de pleurs,
Se profile l'ombre de la mort,
Je ne sais ce que me réserve le sort,
Mais je suis et je resterai sans peur,
Aussi étroit soit le chemin,
Nombreux les châtiments infâmes,
Je suis le maître de mon destin
je suis le capitaine de mon âme
William Ernest Henley
Cette annonce aurait dû me faire quelque chose, un pincement au cœur, de la douleur, peu importe, mais l'indifférence non. Pourtant, lorsque j'appris la mort de Magdalena Eléazar, seul un silence écrasant résonna en moi. Galaad n'avait pas semblé non plus s'émouvoir de la mort de notre mère. L'horreur de la situation m'ébranla. Aussi détestable et cruelle qu'elle avait été, Magdalena avait été notre mère. Pourquoi ne ressentais-je rien, sinon un vague ennui à l'idée de devoir feindre la tristesse devant mon peuple ? étais-je moi aussi cruelle ? Insensible ? Je réagissais comme mon frère, ne devrais-je pas me poser de sérieuses questions ?
Une partie de moi était presque soulagée qu'elle soit morte. Un de mes bourreaux était mort. Jamais plus Magdalena ne s'en prendrait à moi.
Restait à comprendre les raisons de sa mort. Apparemment, elle avait été empoisonnée. Ravana était morte, son exécution avait eu lieu hier (bien que j'en sois en partie responsable, j'avais refusé d'y assister), cela ne pouvait donc pas être l'experte des poisons en personne qui avait tué ma mère. Selon mon père, les coupables étaient sans aucun doute des opposants, des fidèles alliés de Melech. Oui, possible, mais pourquoi Magdalena Eléazar ? Ayaan m'avait répondu qu'ils avaient certainement essayé de porter un coup à Azel. Peine perdue, mon père semblait tout à fait remis de la mort soudaine de son épouse. J'ose même dire qu'il avait l'air soulagé. Triste monde...
La mort de ma mère, épouse d'Azel, ne signifiait qu'une chose : j'étais moi aussi en danger de mort.
Accompagnée de deux gardes lourdement armés, je revenais d'une réunion ennuyeuse avec des femmes de la haute bourgeoisie Ivoirienne. Elles étaient censées m'aider à préparer la venue du futur prince, mon fils, et surtout la cérémonie de naissance : unique cérémonie que les femmes pouvaient véritablement organiser. Mais futiles comme elles étaient, elles avaient surtout parlé de la couleur et de la texture de la robe qu'elles choisiraient pour l'occasion. Avant, ce genre de discussion m'aurait intéressé, maintenant, je les trouvais fades et sans intérêts. Oh, j'aimais toujours les belles choses, je resterais pour toujours une fille de la Tour, une Eléazar, gâtée et élevée dans le luxe, mais en découvrant le monde d'En Bas, j'avais compris qu'il y avait des choses bien plus importantes que l'apparence et le paraitre.
Je déambulais tranquillement dans les allées blanches menant aux appartements des hauts dignitaires, prête à retourner au Palais, dans l'appartement fastueux que je partageais avec Ayaan. Les rares personnes présentes dans la rue se retournaient sur mon passage, se baissant presque jusqu'au sol pour s'incliner devant moi. Contrairement à ce que j'aurais voulu, je ne les sommais pas de se relever. Je connaissais mon peuple et sa bourgeoisie, ils étaient dangereux, mieux valait qu'ils sachent où était leur place. Je les gratifiai d'un regard hautain et continuai ma route. Au détour d'une rue, une femme s'approcha de moi.
Richement vêtue d'une longue robe blanche et argent, elle souriait à pleine dent, sa longue chevelure rousse savamment remontée au sommet de son crâne. Elle portait des bijoux en émeraude, qu'elle avait également piqueté dans sa tignasse de feu. Elle portait un lourd panier en argent. Cette fille me rappelait quelqu'un. Un peu plus jeune que moi, elle avait surement dû faire partie des jeunes de hauts rangs qui avaient partagé mon enfance, mais sans faire partie de mes amis ou de mes proches. Elle fit une révérence et plongea son regard noisette dans le mien.
-Ma reine, commença-t-elle d'une voix douce, quel honneur de vous voir aujourd'hui. J'allais de ce pas vous rendre visite. Je ne vous apprends rien, mais le Roi a fait une annonce à la noblesse Ivoirienne vous concernant : Il aimerait rassembler autour de vous une cour de jeunes femmes fidèles et dévouées. Il en va sans dire que cela serait un immense honneur pour moi d'en être.
Elle continuait de sourire d'un air enjoué, mais je n'étais pas dupe. Son regard intense disait tout autre chose : regarde-moi. Vois. Elle avait de la chance, j'avais appris à voir depuis très récemment.
-Et comment t'appelles-tu ? demandai-je.
-Ilyana Desrose, ma reine.
Les gardes se raidirent à côté de moi.
Ilyana.
Oui, je me souvenais.
Elle était la petite sœur d'Irone. La Souffleuse de Rêve qui avait été assassiné, celle qui avait hurlé le nom d'Amara avant de mourir.
Elle était aussi une Eléazar. Les Desrose étaient une branche éloignée, il y a fort longtemps maintenant, un de leur ancêtre avait été un cadet Eléazar, contraint d'épouser une Desrose, il avait perdu son nom, sa lignée, son sang, comme il était de coutume de procéder pour tous cadets.
-Ma reine, me souffla un des gardes, je ne pense pas...
-Enchantée de te rencontrer, Ilyana, le coupai-je. Mon mari à tout à fait raison, j'ai plus que besoin de compagnie, surtout avec la naissance prochaine de mon fils.
Je souris.
-Si cela ta convient, nous pourrions nous entretenir seules à seule dans mes quartiers privés. Si j'estime que nous avons les mêmes centres d'intérêt, tu pourras faire partie de ma suite.
Les iris d'Ilyana s'enflammèrent.
-Avec plaisir, ma reine.
-Ma reine, insista le garde, le roi...
-Le Roi approuve toutes mes décisions, répondis-je sèchement. Ce n'est pas la famille qui nous définit, cette jeune fille a le droit à une seconde chance, n'est-ce pas ?
Elle hocha la tête.
-Je vous en remercie mille fois, ma reine.
Je hochai la tête.
-Très bien, suivez-moi.
***
-Que veux-tu de moi, Ilyana Desrose ? demandai-je lorsque nous fûmes enfin seules dans mes appartements.
À peine la porte se fut refermée qu'Ilyana Desrose se transforma complètement. Son sourire disparut, laissant place à une froideur mordante. Elle n'avait pas l'air mal à l'aise pour autant. Elle inspecta la pièce en silence avant de venir s'asseoir en face de moi.
J'avais vite compris que la jeune fille jouait un rôle, qu'elle m'avait abordé pour une tout autre raison. Lorenzo avait raison. Les yeux. Tout se trouvait dans les yeux. Pour qui savait les lire, on pouvait y trouver toutes les vérités, même celles les plus enfouies.
Elle me lança un long regard, d'où perçait une note d'incompréhension.
-Comment avez-vous su ? demanda-t-elle d'une voix rauque.
Un certain mépris transpirait dans sa voix, mais je fis comme si de rien n'était. Sa sœur avait été assassinée, son père aussi, et si j'avais bien compris, également tout le reste de sa famille à part son frère. Je comprenais sa rage. Je la partageais. Mais évidemment, elle ne pouvait le deviner.
-Disons que j'ai l'habitude des faux semblants.
Elle plissa les yeux.
-Pourquoi tout semble tourner autour de vous ? lâcha-t-elle, réellement curieuse.
-Où veux-tu en venir ?
Elle eut soudain une hésitation, puis sortit quelque chose de son panier.
Un livre.
Un journal.
-Co... comment ? balbutiai-je, abasourdie.
Elle me le tendit.
-Je crois que c'est à vous.
Sentir à nouveau le cuir vieilli du journal d'Amara sur mes doigts me procura une joie immense. Sans réfléchir, je le serrai contre mon cœur. J'avais eu si peur de l'avoir perdu, qu'Ayaan ou mon père ait mis la main de dessus. Le désastre aurait été immense.
Lorsque j'ouvris les yeux. Ilyana m'observait, médusée.
-Alors c'était vrai... Era Eléazar pactise avec les Souffleurs de Rêves... souffla-t-elle.
-Comment ce journal est-il entré en ta possession ? demandai-je pour toute réponse.
Ses yeux quittèrent les miens. Son regard était polaire malgré les couleurs chaudes que possédaient ses iris proches du bronze.
-C'est ma sœur qui me l'a confié juste avant... avant son arrestation. Une certaine Anna lui avait donné.
Anna. Mon cœur se serra. La jeune fille avait vu où j'avais caché le journal. Et Arianna avait dû lui demander de retrouver un vieil ouvrage en cuir. En tant que cadette, Arianna connaissait l'importance de ses livres. Elle n'en était plus la prioritaire, mais Arianna avait quand même continué de protéger le journal. Coute que coute.
Arianna...
Ilyana secoua la tête.
-Je ne sais pas ce que c'est. Je ne suis au courant de rien, mais....
Elle leva les yeux vers moi.
-Je veux vous aider, affirma-t-elle.
-C'est très gentil de ta part, Ilyana. Mais tu en as assez fait.
Hors de question qu'une autre jeune femme finisse comme Anna.
-Non, vous ne comprenez pas. Je veux comprendre. Mon père et ma sœur étaient convaincus que les Souffleurs de Rêve se battaient pour une cause juste. Ma sœur est morte pour cet idéal, pour vous, puisqu'elle m'a dit que ce journal devait à tout prix vous revenir. J'ai envie, j'ai besoin de vous aider. Je n'ai plus rien, j'ai tout perdu. Ils m'ont tout enlevé. Laissez-moi me battre à vos côtés.
Je l'évaluai en silence.
Était-elle sincère ? Oui.
Serait-elle en danger ? Oui
Est-ce que j'aurais fait la même chose à sa place ? Oui.
-Tu as quel âge, Ilyana ?
-17 ans.
Un an de plus qu'Elina. Elina qui souffrait de son jeune âge, parce qu'elle n'était pas toujours prise en considération.
-Je veux m'enfuir, continua-t-elle. Avec mon frère. Plus rien ne nous attend ici, vous non plus d'ailleurs.
-Je ne partirai pas. Plus rien ne m'attend non plus, En Bas.
Elle sourit.
-Je savais qu'ils nous mentaient. Vous vous êtes enfuis, n'est-ce pas ? Les Souffleurs de Rêves vous ont aidé ?
Ses yeux brillaient, d'espoir, de vie, de force.
Je soupirai.
-C'est une longue histoire, je te la raconterai en temps voulu. Mais oui, je suis partie de mon plein gré.
-Comment c'est alors ? En Bas ?
Toutes glaces avaient disparu de ses yeux, ne laissant qu'un brasier incandescent.
-C'est la vie, celle que nous aurions dû tous avoir. Celle que nos ancêtres n'auraient jamais dû quitter.
Elle écarquilla les yeux face aux blasphèmes.
- Seraient-ils prêts à nous accepter ? À se battre à nos côtés ?
-Oui, sans aucun doute. Pas tous, mais la plupart mourront avec nous si une guerre devait éclater.
Elle se leva soudain, paumes serrées.
-Alors, j'en serais.
Une partie de moi était amusée par sa détermination, l'autre était transie d'angoisse. Je refusais d'envoyer des enfants se battre.
Ce ne sont plus des enfants, souffla une voix en moi.
-Et ton frère ?
-Il est encore plus prêt que moi. Partez avec nous, nous vous protégerons.
Je souris, touchée malgré moi. C'était irréalisable, mais sa conviction me fit chaud au cœur.
-Ma place est ici, elle l'a toujours été. Peut-être réussirai-je à améliorer les choses, qui sait.
-Vous abandonnez ? s'exclama-t-elle, surprise.
-Non, j'essaye simplement de protéger un maximum de personne.
J'avais tout perdu. Sciemment. Plus personne ne me suivrait, En Bas. Autant rester ici, au côté d'Ayaan, pour essayer de sauver les Nations. Si j'avais encore un quelconque pouvoir sur Ayaan, je comptais bien l'utiliser pour sauver ceux que j'aimais.
-Arianna, ma sœur et tant d'autres sont morts. On ne peut pas sauver tout le monde. Surtout si ces gens ont choisi de se battre, en toute connaissance de cause. Vous ne sauverez pas le monde ici, Era Eléazar, à pâlir dans l'ombre d'hommes et de femmes cruels.
-Je suis désolée pour ta sœur, Ilyana. J'aurais aimé empêcher cela. C'est pour éviter d'autres morts que je suis revenue.
Elle recula.
-Vous n'auriez pas dû. Ici, vous n'êtes qu'une prisonnière, comme moi.
-Dehors, je n'étais personne.
-C'est faux. Vous restez une Eléazar. Ceux d'En Bas connaissent-ils les Créateurs ?
Je hochai la tête.
-Alors, vous êtes quelqu'un, même là-bas.
-Oui, je suis une ennemie.
Elle me dévisagea, déçue.
-Je pensais trouver une princesse rebelle, non une enfant qui pleure sur son sort.
Outrée, j'allais répliquer, mais me ravisai.
En vérité, j'avais mal, très mal.
-Alors, qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qui valait donc la vie de ma sœur ? demanda-t-elle en avisant le livre dans mes mains.
J'hésitai. Ilyana en savait de toute façon trop.
-Un journal. Le journal d'une femme qui se nomme Amara Amjad.
-Qui est-elle ?
-Si je te réponds, Ilyana, tu deviendras une cible. Ceux qui connaissent Amara meurent. Es-tu prête à ça ?
Elle me dévisagea longuement. Le regard dur. Stable. Inébranlable.
-Oui.
-Amara Amjad est la flamme qui embrasera la mèche qui fera exploser la Tour d'Ivoire. Elle est notre passé et notre avenir. En elle résident tous les secrets, toutes les vérités.
Je caressai le cuir noir. Bientôt, je pourrais le lire tranquillement, bientôt, je pourrais rattraper mes rêves et comprendre.
-Amara Amjad est le cinquième Créateur.