« Plus personne n'a le droit d'ignorer que les grands orateurs sont nés d'un défaut d'élocution et les héros d'une faiblesse, autrement dit, que notre nature commence toujours par creuser un trou là où elle veut édifier une montagne »
Robert Musil
La première que je pus visiter fut Anna.
Couchée sur un petit lit blanc, dans une chambre tout aussi immaculée, elle semblait minuscule. Roulée en boule tout contre le mur, elle sursauta lorsque j'entrais dans la pièce. Ayaan attendait devant la porte.
Lorsqu'elle se retourna et que je pus voir son visage, je m'arrêtai net. Elle était méconnaissable. Outre la maigreur maladive et la fatigue, elle était couverte de bleus, et d'anciennes plaies cicatrisaient un peu partout sur sa peau pâle.
Ses cheveux autrefois longs et brillants pendaient mollement jusqu'à ses épaules. On les lui avait sauvagement coupés, si j'en jugeais à leur longueur inégale.
-Anna, murmurai-je, la voix brisée.
Lorsqu'elle me reconnut enfin, ses grands yeux rouges, si semblables à ceux de Myriam, Clara et Constantin, s'agrandirent horreur. Puis elle fondit en larmes.
-Era... Je suis navrée, tellement navrée... je n'ai pas pu ...
Elle avait été torturée, je l'avais appris de la bouche d'Ayaan. Galaad ne lui avait rien épargné, je savais aussi qu'elle m'avait dénoncé.
-Ma chérie, soufflai-je tout en m'asseyant au bout du lit, à côté d'elle. Tu n'y es pour rien. Je n'aurais pas pu résister non plus. J'aurais probablement tout dit, même si cela signifiait condamner ceux que j'aimais le plus. Ce qu'on t'a fait... (ma gorge se noua.) C'est insoutenable, intolérable. Dans ces moments-là, il n'est alors plus question de loyauté ou d'amour, seulement de souffrance. Dans ces moments-là, on donnerait n'importe quoi pour que la douleur cesse. Je te comprends, je te pardonne, Anna. Tu ne me dois rien.
Elle se retourna vers moi, une lueur d'espoir au fond de ses yeux humides.
-Tu m'as sauvé la vie, Anna, ajoutai-je avec toute la conviction dont j'étais capable. Je ne serai peut-être pas morte physiquement, mais moi, mon âme, mon être, aurait péri. Lentement, douloureusement. Grâce à toi, grâce à ton sacrifice, ton courage et ton abnégation tu m'as permis de gouter aux meilleures saveurs de la vie.
Je lui pris la main et approchai mon visage du sien. Je savais qu'Ayaan écoutait tout ce que je lui disais et je m'en fichais éperdument.
-Je suis véritablement née que dans le monde d'En Bas, lui murmurai-je tout bas. J'ai rencontré des gens merveilleux, Anna, des personnes remplis d'amour et de bravoure. J'ai aimé, j'ai perdu. Et je ne regrette rien.
-Que fais-tu là, dans ce cas ? dit-elle d'une voix enrouée, en secouant la tête. Tu n'aurais jamais dû revenir. Cet endroit est l'enfer sur Terre, tu n'as rien à faire ici, surtout pas toi. Tu es tel un ange, Era, ta place n'est pas ici, elle ne l'a jamais été.
-La tienne non plus, ma sœur. Je vais tout faire pour te faire sortir d'ici. Tout Anna. Même si je dois vivre mille ans ici.
-Non, non, répéta-t-elle comme hystérique. Tu dois vivre. En Bas.
-Je te dois tout. à cause de moi, tu t'es retrouvée ici, entre les mains de mon frère.
-Et celle de ton époux, ajouta-t-elle à voix basse.
Je me figeai.
-Ayaan ?
Non. Il n'aurait quand même pas osé... Anna n'est qu'une enfant.
Elle hocha la tête.
-Je suis désolée, Era. Ils étaient méconnaissables. On aurait dit des bêtes. Je peux être contente qu'il m'ait laissé ma langue et mes autres membres. (Elle s'arrêta soudain, le visage plus pâle encore, comme si elle se souvenait de souvenirs douloureux) Je crois... je crois que c'est parce qu'Ayaan ne voulait pas que je meure. Il savait que tu comptais pour moi.
La haine se mit à enfler dans ma poitrine. Comment pouvait-on autant faire du mal à quelqu'un ? À une enfant ? J'aurais dû le savoir pourtant. Ayaan était cruel. La déception fut tout de même brulante.
-Pardonne-moi Anna, fis-je, les yeux embués de larmes. Jamais je n'aurais pensé que tu risquais tant, j'étais idiote et égoïste. Rien ne justifie ce qu'Arianna et toi vivez...
Elle me prit la main et la serra de toutes les forces qui lui restait.
-Je te le redis, je savais dans quoi je me lançais. Je connaissais les risques. Je savais que mes quinze ans ne me permettraient pas d'échapper à la souffrance ou à la mort. Arianna le savait aussi. Elle était prête à tout pour toi, Era, tout, et j'ai embrassé sa cause sans hésiter.
-Mais pourquoi ? Je n'étais qu'une princesse vaniteuse et froide.
Anna sourit.
-Tu étais et tu es tellement plus que ça, Era Eléazar. Tu étais l'espoir, la bonté, la lumière dans l'obscurité. Personne n'était dupe, c'est pour ça que les gens t'aimaient, parce qu'ils avaient vu ce qui se cachait réellement dans ton cœur. Ta légende a été écrite il y a longtemps, les Souffleurs de Rêves t'attendent depuis des lustres. Certains devaient penser que c'était Lévana Sildek celle que l'on attendait, mais les gens comme moi mis dans la confidence, savions que l'espoir du monde était en toi. Une tyrannie peut durer longtemps, même deux mille ans, comme la nôtre, mais elle ne dure jamais éternellement, jamais. Ton ancêtre nous a condamnés, mais c'est toi qui nous sauveras, j'en suis convaincue.
Je n'avais pas le cœur à lui dire qu'elle se trompait, que je ne savais rien, et que je ne sauverai personne.
Je la pris dans mes bras. Elle sentait la peur et le sang. L'odeur de la mort. J'avais l'impression de voir Elina en elle. Je les aimais comme des petites sœurs, et j'aurais donné ma vie pour elles. Il était temps que je rende la pareille à ceux qui m'avaient aidé, il était temps que je grandisse, que je devienne la souveraine que la Tour d'Ivoire avait faite de moi. Elina et Anna faisaient partie de mon peuple, et un chef se bat pour les siens.
Je déposai un baiser sur son front.
-Tu dois t'enfuir, chuchota-t-elle.
-Je ne peux pas.
-Alors Arianna, moi et tous les autres Souffleurs de Rêves serons morts pour rien.
-Ne dis pas ça, soufflai-je en lui caressant tendrement les cheveux.
-C'est la vérité, insista-t-elle. Nous avons foi en toi. Toujours. Pars, monte une armée, et viens nous délivrer. Sauve-toi, Era, et tu nous sauveras.
-Je reviendrai te voir, lui dis-je à la place. Je te fais la promesse qu'un jour, tu connaitras les gens que j'ai tant aimés dehors, un beau jour, quand tout ceci sera terminé, tu vivras parmi eux.
Avant de partir, elle m'interpella :
-Era ! Si tu ne penses pas à toi, pense à ton enfant. (Elle regarda mon ventre.) Offre-lui la vie qu'on n'a jamais eue.
Je ne sus quoi répondre et là-dessus, je la quittai.
-Tu lui as fait du mal, lâchai-je d'un ton froid à l'attention d'Ayaan.
-C'est ce que l'on fait en temps de guerres, répondit-il d'un ton sans réplique.
-Elle n'a que 15 ans ! C'est une enfant.
-Elle savait où tu étais. Je te l'ai déjà dit, te concernant, rien ne pourrait m'arrêter. Même si je dois torturer un enfant.
Écœurée, je me détournai.
-Et tu oses parler d'amour, soufflai-je. Tu ne sais rien de l'amour.
Arrivée devant la porte me séparant d'Arianna, je pris une profonde inspiration. Cette rencontre serait beaucoup plus compliquée.