Après son service du soir, Ange avait eu envie de se rendre dans un bar qui lui était plutôt familier. Là-bas, il avait passé pas mal de soirées avec Fabrice. Là-bas, il avait gagné pas mal de paris. Là-bas, il avait cramé pas mal d'argent, lorsqu'il était encore victime de son addiction aux jeux.
— Salut Ange, lança Gaston.
Gaston était un homme qui avait autrefois eu la vie parfaite avec une femme et deux enfants et avait tout foutu en l'air pour une simple histoire de sexe. Une histoire de sexe dont beaucoup de monde avait entendu parlé et l'avait amené à être vu comme un paria.
Alors depuis que son mariage avait volé en éclat et qu'il avait jugé incapable de s'occuper de ses enfants, Gaston était un adepte des soirées arrosées. Il voulait noyer sa peine dans l'alcool et les parties de billard qu'il perdait tout le temps.
Parfois la vie n'était pas drôle. Certes, certaines personnes provoquaient un peu les choses en déconnant, mais Ange songea que la vie n'était tout de même pas drôle.
— Salut Gaston, comment ça va ce soir ?
L'homme haussa les épaules avant de se gratter la barbe.
— Une petite partie de billard, ça te tente ? proposa Ange.
Il avait besoin de décompresser. Sa soirée de boulot avait été horrible. Son chauffe-eau était tombé en panne, ce qu'il faisait qu'il avait dû prendre une douche froide et que le professionnel n'était pas encore disponible avant deux jours pour venir faire des réparations. Et comme si cela n'avait pas été suffisant, il avait eu la mauvaise surprise de découvrir que sa messagerie mail plantait.
Heureusement qu'il n'était pas comme Fabrice qui parlait plus par mails que SMS. Parce que là, il aurait été plutôt embêté.
— Évidemment, je suis toujours partant pour une petite partie ! s'écria Gaston.
— On partage les frais ? proposa l'homme.
— Non, j'offre, ça me fait plaisir.
Comme Gaston venait de dire ça en levant son verre, Ange lui tapota l'épaule et l'informa qu'il revenait. Il avait beau devoir compter pour payer son loyer à la fin de chaque mois, il n'était pas du genre à profiter.
Durant plusieurs minutes, le blond vénitien se concentra sur la partie. Quelques habitués du bar s'étaient regroupés autour des deux joueurs et alors qu'il s'apprêtait à viser, Merick, un ancien partenaire de jeux, s'écria :
— On ouvre les paris ? Je mise dix euros sur Ange. C'est le plus sobre des deux.
Étrangement, entendre Merick parier le dérangea. Car ça lui rappela que lui aussi autrefois aurait été du genre à balancer ce genre de propositions. Genre de propositions qui lorsqu'il perdait, ne l'aidait pas à payer ses factures. C'était tellement bizarre d'être passé de l'autre côté et trouver désormais ces défis ridicules.
— Moi je parie sur Gaston, déclara un autre homme qui fréquentait le bar. Il est doué Gaston au billard.
Ange regarda le billet de cinq euros se poser sur le bord du billard.
Est-ce que tout le monde avait la même vision vis-à-vis de l'argent ? Pour lui, voir ces billets se poser sur les cendriers lors de ses services, ça l'énervait. Voir Fabrice sortir cet argent et cracher dessus en disant que ça venait de son père, ça le saoulait. Tout cela semblait si mesquin alors que lui était traité comme un rat pour gagner quelques malheureux euros.
Des euros qu'il aurait misés autrefois. Lorsqu'Ange était encore l'ancien Ange. Et des euros qu'il avait donnés ce soir pour faire une simple partie de billard. Le nouvel Ange était-il si différent de l'ancien finalement ?
— Dommage que tu joues, on aurait pu parier tous les deux, souffla Merick dans un sourire.
Avait-il été à ce point nul autrefois ? Comment Luce avait-elle fait pour lui ouvrir à ce point les yeux ?
— J'ai arrêté les paris.
Et il se rendait compte que c'était aussi bien. Combien parmi les joueurs étaient passés au second niveau : celui des paris de courses par exemple ? La chance tournait toujours. Et le jour où ceux qui remportaient en général se retrouvaient endettés à cause d'une mauvaise évaluation, c'était toute leur vie qui sombrait.
Ange savait de quoi il parlait, Fabrice avait dû le récupérer plus d'une fois dans ce genre de situation...
— Tu veux dire que notre parieur préféré a pris la retraite ? s'étonna Gaston.
Les paires d'yeux qui se posèrent sur lui firent comprendre à Ange qu'il était un cliché pour ce bar : le fana des paris.
— Ça, c'est sûrement à cause d'une bonne femme. C'est tout le temps à cause d'elles de toute façon ! rouspéta Gaston.
Tout d'abord, Ange fronça les sourcils à l'entente de ce terme péjoratif. Il ne voulait pas imaginer si quelqu'un osait appeler Luce ainsi. Puis il songea à cette fameuse femme à qui il avait raccroché au nez par élan de jalousie. Et Ange en conclut qu'une fois de plus, il n'avait pas géré.
— J'ai simplement compris que faire des paris ne me rendait pas si heureux. C'était simplement le fait de gagner contre quelque chose, à défaut de gagner contre la vie.
Ange remarqua le changement de regards des hommes autour de lui. C'était comme s'il venait de leur annoncer qu'il quittait leur troupe pour une autre.
— Bon allez, tire ! râla le deuxième parieur. Question que je voie si j'ai gagné ou pas.
Le blond vénitien regarda Gaston, Merick puis soupira avant de poser la queue sur le billard.
— Démerdez-vous avec votre pari ridicule, souffla-t-il avant de quitter le bar sous les critiques de ses anciens camarades de jeux.
Finalement, ce bar n'était peut-être pas la solution pour oublier sa sale journée. C'était pire désormais.
Ce changement de comportement, de réflexion, c'était encore difficile à gérer. Car Ange n'avait plus envie d'être comme il avait été autrefois, puisqu'il ne trouvait que des défauts à l'ancien lui, mais il était encore un peu perdu quant à la nouvelle personne qu'il souhaitait être.
Tout en traversant, l'homme baissa la tête pour regarder ses pieds et ce fut à ce moment-là qu'il entendit le bruit de freins qui s'actionnaient. En relevant la tête, il réalisa qu'il avait manqué se faire écraser sur le passage piéton.
Subitement en colère contre ce conducteur qui klaxonna comme s'il était en tort, Ange fit un bras d'honneur. Et lorsqu'il vit l'homme sortir du véhicule, il ressentit une excitation qu'il ne connaissait que trop bien.
— Qu'est-ce qu'il veut le nain ? l'insulta le conducteur.
Apparemment, ce conducteur aussi avait envie de frapper.
— Le feu était rouge ! répliqua Ange en montrant ce dernier.
Les paris, c'était fini. Enfin, il osait pouvoir le dire. Mais l'envie de cogner, elle revenait comme une vague infinie. Et même s'il savait au fond de lui que c'était mauvais, car il ne s'agissait une fois de plus que d'une stupide addiction, il ne se sentit pas prêt à lui résister ce soir-là.
— Il ne sait pas reconnaître les couleurs en plus de ne pas savoir conduire, le connard ?
Cette fois-ci, le conducteur fonça sur lui et avant qu'Ange n'ait le temps de faire un pas, un poing s'abattit sur son visage. Le blond vénitien recula sous la violence du coup et manqua en tomber par terre.
— Allez vas-y, c'est ça, cogne, gros lard !
Tout en remuant la main, il fit signe à son adversaire d'avancer et lorsque celui-ci s'exécuta, Ange lui asséna un coup dans la mâchoire.
C'était comme re-gouter au paradis. Cette appréhension vis-à-vis de l'avenir de cette bagarre. Cette colère qui brûlait en lui et lui donnait l'impression de se transformer en flamme géante. Ce dégoût profond de sa personne qui trouvait enfin une façon de s'exprimer. Tout était tellement puissant.
— Vous êtes complètement cinglé, vous ! lança le conducteur en grimaçant.
Sous le regard surpris d'Ange, l'homme rentra dans sa voiture et après avoir fait gueuler son moteur, le contourna puis disparut.
Frustré, le bagarreur resta planté au milieu de la route. Tout était fini. Cette possibilité d'extérioriser ses émotions. Son illusion d'autrefois comme quoi il était heureux. Les vacances d'été au côté de Luce. Ses baisers. Ses sourires. Leur petit rituel de provocation.
Tout était fini.
Tout en se frottant le visage, Ange se força à rejoindre le trottoir. Il se sentait vide tout d'un coup. Il se sentait seul. Et surtout, il se sentait perdu. Il n'avait plus ses repères d'autrefois, car il savait désormais qu'ils étaient mauvais. Mais il n'avait pas non plus de nouveaux repères.
Durant quelques secondes, il songea à appeler Luce, à s'excuser et à lui dire qu'elle lui manquait. Mais il se demanda soudainement à quoi cela l'aurait avancé. Certes, il aurait eu la conscience plus tranquille, car il savait bien que l'absence de nouvelles de la jeune femme avait été causé par son coup de fil l'autre fois. Seulement il se rappela aussi que des centaines de kilomètres les séparaient.
N'était-il pas le seul responsable de cet éloignement ? N'était-il pas celui qui vivait le plus mal cette pseudo-relation à distance ?
Dans un soupir, le jeune homme prit la décision de rentrer chez lui à pied. Luce lui avait souvent dit que marcher faisait du bien. Et même s'il savait que faire quelques pas n'allait pas changer du tout au plus sa vie, Ange songea que ça permettrait peut-être à ce cœur qui tambourinait dans sa poitrine de retrouver un peu de paix.
Après la jalousie, voilà que notre protagoniste passe à la colère et