Après avoir passé plus de quinze minutes à écouter les vagues, le vent, les mouettes et tout ce que la nature avait à leur offrir, Ange et Luce avaient pris le chemin du camping. Aidée par le jeune homme, la brune avait regagné sa tente.
Une fois son accompagnateur parti, elle s'était vite trouvée incroyablement seule. Claire n'était pas là et même si cela avait été le cas, elle se doutait qu'elle n'aurait pas voulu lui parler.
Allongée en boule sur son matelas, ne pouvant échanger avec personne d'autre que le silence, elle avait alors été rattrapée par ses remords. Et autant dire que ces derniers étaient nombreux. Bien trop nombreux pour une seule personne.
Pourtant, à force d'attendre, Luce avait fini par trouver le sommeil. Un sommeil, certes agité, mais un sommeil qui l'avait tout de même empêchée de se rendre compte du retour de son amie, deux heures plus tard.
***
Le lendemain matin, la jeune femme se leva avant Claire. Partagée entre la sérénité des aurores et le poison de ses regrets, elle prit le chemin des sanitaires seule, uniquement accompagnée de sa canne et de sa tête pour compter les pas à faire.
A cette heure-ci, quelques lève-tôt étaient déjà là. Luce entendit deux petites filles se plaindre qu'elles étaient fatiguées et leur mère répondre qu'elles avaient un marché à faire. Durant quelques secondes, la jeune femme se demanda qui des trois voulait vraiment faire une telle sortie. Puis elle se dit que cela ne la concernait pas et reprit sa route en direction d'une toilette à peu près propre.
Alors qu'elle fut sa surprise lorsqu'à sa sortie, elle reconnut cette voix aussi douce qu'un bonbon.
— Luce, est-ce que je peux te parler ?
Il n'y avait aucun doute, il s'agissait bien d'Ange. Ce mélange de parfum bon marché qui était étrangement agréable sur lui, ce ton chaleureux bien qu'on entendait une intention nouvelle dans ce dernier, tout lui confirma qu'il s'agissait bien de son sauveur de la veille.
— Ce n'est pas ce que tu es en train de faire ? ironisa-t-elle avec mesquinerie avant de se rappeler qu'il était temps qu'elle arrête de provoquer les gens.
Les mauvaises habitudes étaient dures à faire disparaître.
— S'il te plaît, Luce.
La supplique dans sa voix était nouvelle. Aussi, la jeune femme fit mourir son sourire et son visage prit une autre expression, celle de l'inquiétude.
— Qu'est-ce qu'il y a ? C'est Claire ?
C'était dans des moments pareils qu'elle détestait Dieu ou le destin ou quiconque était responsable de son accident. Car c'était dans ces instants-là qu'elle aurait eu besoin de sa vue afin de lire sur les visages et ne pas devoir se contenter des intonations, des tempos ou bien des ondes que les autres lui envoyaient.
— Non, c'est pas Claire, répondit enfin Ange au bout de quelques secondes qui lui semblèrent durer une éternité. C'est... Est-ce qu'on pourrait aller ailleurs qu'ici ? Parce que les chiottes... Enfin il y a meilleur endroit pour parler.
Là, elle n'allait pas le contredire. L'odeur de la pisse et de la merde, de bon matin, ce n'était pas ce qu'il y avait de plus agréable.
— OK, je te suis, annonça-t-elle en tournant la tête vers ce qu'elle jugea être la direction d'Ange.
— Tiens-toi à moi, souffla ce dernier.
Il ne l'avait même pas encore touchée qu'elle sut ce qu'il allait faire. Parfois, elle peinait à expliquer cette sensation. C'était comme si elle arrivait à deviner les intentions et les gestes à venir des gens. C'était son sixième sens, celui qui désormais, lui permettait de compenser avec sa grande perte.
— Je n'ai pas besoin de...
Luce ne termina sa phrase, car la main d'Ange venait de se poser sur son avant-bras et qu'en plus de ne pas aimer ce sentiment de dépendance qui venait de l'envahir, notamment à cause de son handicap, elle détesta le frisson qui la parcourut.
Pourquoi fallait-il que son corps se mette à réagir étrangement ? Ce n'était pas la première fois que son voisin d'emplacement la touchait. Certes, il ne l'avait pas fait souvent, mais les autres fois, elle n'avait rien ressenti.
Les tremblements de la veille n'avaient eu comme causes que la froideur de l'eau et la vague de peur qui s'était déversée sur elle. Voilà qui était, selon Luce, plutôt rassurant en soi.
Alors pourquoi, en ce beau matin sec et chaud, son corps avait-il réagi à ce toucher ? Une idée traversa son esprit et comme la jeune femme la haït, elle s'empressa de la chasser.
— Je peux très bien avancer toute seule. J'ai encore mes jambes à ce que je sache !
Le soupir d'Ange la survola. Ce fut comme si le nuage doux que son souffle avait causé venait de la frôler, partout. Le visage, le cou, les bras... Elle le sentit même descendre le long de son échine. Était-ce une sorte de connexion qui se créait entre eux ?
Depuis son accident, Luce s'était sentie connectée à quelques personnes. Généralement, il s'agissait de gens proches d'elle. Avec Claire par exemple, cela faisait longtemps qu'elles avaient établi cette connexion. Connexion qui s'était rompue, s'en rendait-elle compte désormais, depuis plusieurs mois. Comment avait-elle fait pour ne pas le remarquer ? Avait-elle été trop odieuse avec Claire ? Est-ce que son amie en était arrivée au stade où elle la haïssait plus qu'elle ne l'appréciait ?
— Je sais que tu peux avancer toute seule, mais peux-tu faire confiance à quelqu'un pour une fois ?
Ces mots, pourtant simples, la poignardèrent. Car Luce savait que cette demi-accusation était vraie. Depuis sa perte de vue, malgré ses efforts pour cacher les choses envers autrui, et peut-être envers elle-même aussi, elle n'avait cessé de se battre, seule contre les autres. Elle n'était plus une femme parmi d'autres... Luce se sentait seule contre le monde entier !
— Ça va ! rouspéta-t-elle en montant le menton.
Sa main tendue fit comprendre à Ange qu'elle acceptait de faire tomber une de ses tours. Aussi, ce dernier s'empressa d'attraper les doigts fins de la jeune femme pour les poser sur son bras.
— Où est-ce que l'on va ? demanda cette dernière à peine deux pas faits.
— Peux-tu ne pas poser de question pour une fois ? soupira Ange.
— Tu me demandes beaucoup de choses là, rétorqua aussitôt Luce. Fais gaffe, je veux bien faire un effort, mais ne faut pas exagérer non plus !
Le blond n'aurait su expliquer pourquoi, mais il se sentit privilégié. La jeune femme semblait s'essayer à la plaisanterie, du moins à sa façon, et il se doutait que c'était chose rare.
— Fais attention, il y a deux marches, souffla-t-il quelques mètres plus tard.
La prise de Luce se raffermit sur son bras.
Encore cette envie qu'elle le touche. Ce soudain besoin qu'elle s'accroche à son cou, comme la veille... C'était si fort qu'il dut se racler la gorge avant de parler à nouveau, pour être certain qu'un son à-peu-près sorte de sa bouche.
— Le chemin est rempli de bosses.
— Je sais, je te signale que je l'ai pris toute seule il y a quelques minutes, rouspéta la brune.
Luce n'avait décidément pas envie de lui rendre la tache facile.
Du moins ce fut ce que pensa Ange, avant que cette dernière soit déstabilisée à cause du mauvais nivellement du sol et qu'elle manque de perdre l'équilibre. Soudainement paniquée, elle pressa si fort son bras qu'il comprit qu'elle venait d'abandonner ses grands airs.
La jeune femme fragile de hier soir ne semblait pas loin et alors qu'Ange savait ce qui les attendait, il se dit que ce n'était décidément pas fait pour l'aider.
Luce a vraiment du mal à ne pas envoyer de piques aux gens quand ils lui parlent et Ange est vraiment patient avec elle, n'est-ce pas ?