Le retour de Luce au camping s'était fait dans le silence. Claire n'avait pas osé parler, de peur que son amie s'énerve. Parce que malgré son mutisme, la brune lui avait fait comprendre qu'elle lui en voulait de s'être poussée pour éviter ce fou et de l'avoir abandonnée à son propre sort.
Certes, en vérité, ce n'était pas le cas puisque Claire l'avait décalée sur le côté pour qu'elle échappe au roux, mais le résultat n'avait pas été celui escompté. Et comme elle savait qu'argumenter avec Luce serait synonyme de défaite de sa part, elle préféra se taire.
Dans le fond, la châtaine comprenait parfaitement que Luce soit un peu bouleversée, car lorsqu'elle avait proposé à son amie de partir à la mer, la concernée avait refusé. « Comment vais-je faire pour marcher dans le sable ? Je ne pourrais pas prendre ma canne. Tu vas être obligée de rester avec moi toute la journée, comme si j'étais impotente. Non je refuse ! » avait déclaré Luce quelques semaines plus tôt.
Mais c'était elle, Claire, qui avait assuré à la brune qu'elle serait son guide et garde du corps durant ces vacances. Elle lui avait promis qu'elle se sentirait bien. Puis elle lui avait dit que pour une personne qui soi-disant refusait de suivre les normes sociales, elle était bien fermée de refuser d'aller à la plage. Qu'en effet, les aveugles à la mer étaient peut-être rares mais qu'elle était Luce, celle qui ne se laissait pas dicter la conduite !
Seulement désormais, Claire se rendait compte qu'elle avait lâché son amie au premier coup dur ou de panique en l'occurrence. Elle avait failli à sa tâche, pourtant pas si compliquée que ça. Elle n'avait pas fait que décevoir la brune. Elle s'était déçue elle-même.
— Tu sais quoi ? Je vais aller faire la vaisselle, annonça-t-elle dans le but de se faire pardonner.
— Ça ne changera absolument rien ! riposta Luce en se laissant choir sur sa chaise pliante.
Claire regarda son amie durant quelques secondes sans rien dire.
— C'est pas parce que tu vas faire mon tour que je vais accepter tes excuses.
— Alors tu vas m'accompagner ? la questionna Claire en haussant un sourcil.
La veille pourtant, Luce avait dit que les sanitaires et les éviers communs puaient. Elle avait même annoncé qu'elle serait obligée de se boucher le nez à l'avenir pour revenir. Certes, elle avait dû s'y rendre pour la douche du matin, mais elle n'avait pas pu s'empêcher de râler sur le chemin du retour.
— Oui ! Parce que je suis peut-être malvoyante et donc incapable de voir quand un malade mental me fonce dessus mais aux dernières nouvelles, j'ai encore des jambes et que celles-ci fonctionnent bien !
Claire essaya d'étouffer son soupir, en vain. Et bien évidemment, Luce l'entendit.
— C'est ça, joue à la victime ! continua alors la brune.
La jeune femme aimait son amie, mais elle détestait tout de même le caractère de cette dernière. Car lorsque celle-ci commençait à montrer sa version C.O.N, plus rien ne pouvait l'arrêter.
— Bon ben d'accord. Alors viens avec moi, mais te plains pas que ça pue, souffla-t-elle en attrapant la bassine.
A l'entente de l'annonce, Luce soupira. Elle réalisa qu'elle avait peut-être un peu trop monté le ton...
— Excuse-moi Claire, c'est cet idiot-là, il m'a énervée ! Il vole le jouet d'un enfant et fonce sur les gens. Il est bon pour l'asile.
La grande châtaine ne répondit rien et se contenta de vider les assiettes sales dans la bassine puis de prendre le liquide vaisselle ainsi que l'éponge.
Il avait peut-être, en effet, fait une entrée fracassante et s'était mal comporté, mais Claire trouvait tout de même surprenant que son amie fasse une fixation sur un mec qu'elle aurait autrefois laissé dans la catégorie des « inintéressants » autrement dit, ceux qui ne valaient pas la peine qu'on leur accorde du temps.
— Et l'autre-là, il ne vaut mieux que son pote ! C'est à cause d'individus de ce genre que le monde va mal.
Claire eut envie de lui dire qu'elle exagérait légèrement, mais elle ne le fit pas finalement, peu désireuse de s'attirer la foudre.
— Tu te chargeras d'essuyer ? proposa-t-elle, pas très certaine d'elle.
Luce mit quelques secondes avant de répondre par la positive.
Deux minutes plus tard, les deux amies avaient à nouveau quitté leur tente pour le coin vaisselle et discutaient en marchant.
— Dorman t'a dit comment ça va se passer pour lui ? demanda subitement Claire.
Dorman était l'ami de Luce. Ils s'étaient rencontrés sur leur lieu de travail, dans ce vieux magasin d'instruments à musique, trois ans plus tôt, lorsque la jeune femme avait rejoint l'équipe. Et ils s'étaient tout de suite bien entendus. Aveugle de naissance, contrairement à la jeune femme, il avait été de bonne compagnie jusqu'à la semaine dernière, date à laquelle on lui avait annoncé qu'on ne pouvait le garder. L'explication qu'on lui avait donnée avait été simple : ils étaient deux pour un poste qui ne pouvait désormais dépasser le salaire d'un employé.
Si Luce s'était sentie mal d'être en quelque sorte responsable du renvoi de Dorman, ce dernier lui avait certifié que ce n'était pas grave.
— Il cherche à nouveau dans le réglage. Je lui ai dit de parler de ses compétences de pianiste, mais il est persuadé qu'il n'a pas sa place sur scène mais derrière. C'est un idiot !
Claire hocha la tête. Elle en connaissait une autre idiote : Luce en personne.
— Donc tu ne lui as rien dit ?
— Dit quoi ?
La jeune femme roula des yeux.
— Me prends pas pour une imbécile, Luce !
— Quoi ? rétorqua la concernée, de mauvaise foi.
— Je sais que tu en pinces pour lui.
— N'importe quoi ! démentit Luce en secouant la tête.
— Depuis l'année dernière. Depuis le jour où il t'a parlé de sa famille et de son amour pour les oiseaux. Depuis, même si tu n'as rien dit, j'ai bien compris que tu es persuadée qu'il est ton double masculin !
La canne de Luce buta contre la marche des éviers communs.
— Oh, on est arrivées ! lança-t-elle gaiement.
— C'est ça ouais, défile-toi, rouspéta Claire.
Elle ne continua cependant pas son discours car son regard venait de se poser sur deux silhouettes qu'elle connaissait désormais. Le fou qui avait foncé sur les gens et l'autre qui n'avait pas été fichu de faire des excuses convenables étaient en train de marcher sur le chemin que Luce et elle avaient emprunté une minute plus tôt.
Combien y avait-il de chances pour qu'ils soient dans le même camping qu'elles ? Vu la plage où elles étaient allées, beaucoup. Cependant, cela n'empêcha pas Claire d'être surprise et plutôt désagréablement.
— Claire ? l'appela Luce en tournant la tête dans sa direction, bien que l'angle choisi n'était pas parfait.
— J'arrive ! répondit son amie en la rejoignant.
Que ces deux fouteurs de troubles soient dans le même camping qu'elles n'était pas grave. Cela ne valait pas la peine qu'elle en informe son amie. Après tout, les lieux étaient grands. Elles ne seraient peut-être pas amenées à les recroiser.
Ce fut en tout cas ce pour quoi Claire pria en se dirigeant vers un évier libre.
On dirait que ces quatre gens vont être amenés à se recroiser, n'est-ce pas ?